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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
X. Ballade chlorotique
Mollement drapé d’un camail de nuées grises, le crépuscule déroulait ses brumeuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
Elle s’avançait lentement, souriant d’un sourire vague, balançant sa taille mince dans une robe blanche piquée de pois rouges. Ses joues se tachaient par instants de plaques purpurines et ses longs cheveux ondoyaient sur ses épaules, roulant dans leurs flots sombres des roses blanches et des mauves.
Un peuple de jeunes gens et de jeunes filles la regardaient venir, fascinés par son oeil creux, par son rire maladif. Elle marchait sur eux, les étreignait de ses petits bras et collait furieusement ses lèvres contre leur bouche. Ils haletaient et frissonnaient de tout leur corps; hors d’haleine, éperdus, hurlant de douleur, ils se tordaient sous le vent de son baiser comme des herbes sous le souffle d’un orage.
Des mères désolées embrassaient ses genoux, serraient ses mains pleuraient de longs sanglots, et elle, impassible, pâle, l’oeil fixe, plein de lueurs mouillées, les mains moites, les seins dardant leurs pointes, les repoussait doucement et continuait sa route.
Une jeune fille se traînait à ses pieds, tenant sa poitrine a deux mains, râlant, crachant le sang. Grâce! criait-elle, grâce! ô phtisie! aie pitié de ma mère, aie pitié de ma jeunesse! mais la goule implacable la serrait dans ses bras et picorait sur ses lèvres de longs baisers.
La victime palpitait faiblement encore; elle l’étreignit plus étroitement et choqua ses dents contre les siennes; le corps se convulsa faiblement, puis demeura froid, inerte, et les joues se couvrirent de teintes glauques, de vapeurs livides.
Alors la déesse voleta lourdement, de pâles rayons jaillirent de ses prunelles et baignèrent de glacis bleuâtres les joues blanches de la morte.
Mollement drapé d’un camail de nuées grises, le crépuscule déroulait ses brumeuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
IX. Le hareng saur
Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne!
Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de cuivre!
Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe d’écailles.
A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, les chromes, les oranges de mars!
O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir; je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
VIII. Claudine
Un matin d’avril, vers cinq heures, Just Moravaut, garçon boucher, remonta la rue Régis et se dirigea vers l’une des entrées du marché Saint-Maur. A la même heure, Aristide Spiker, marchand de poissons, sortit de la rue du Cherche-Midi par la rue Bérite et se dirigea vers l’entrée du marché opposée à celle de la rue Gerbillon. Just et Aristide marchèrent l’un vers l’autre et, sans dire mot, se bourrèrent la face de coups de poing. Avant que l’on fut venu les séparer, Just avait un oeil gonflé comme un oeuf poché et Aristide le nez rouge comme une framboise meurtrie. On les emmena au poste, et chacun d’eux put réfléchir à son aise sur les vicissitudes et horreurs de la guerre.
Une demi-heure après que cette rixe avait mis en émoi tout le marché, la petite Claudine arriva avec sa mère, la maman Turtaine, dans une grande charrette encombrée de légumes. Claudine sauta vivement à terre, caressa le nez du cheval et se mit à courir pour se réchauffer. C’était merveille de la voir se trémousser avec son madras sur la tête, sa grosse robe de burat gris, ses manchettes de couleur et ses sabots bourrés de paille. Le soleil se levait, jaune comme ces nymphéas qui nagent sur l’eau des étangs ; la brume se dissipait, une bise glaciale sifflait dans l’air, et le vent d’automne sonnait à plein cor ses navrantes fanfares. Les maraîchers arrivaient en foule, soigneusement emmitouflés, la figure enfouie dans une casquette, le nez seul sortant tout violet des plis d’un vieux foulard, les épaules protégées du froid par une couverture de laine grise vergetée de raies noires, les mains enveloppées de gros gants verts. Les uns déchargeaient leur charrette, les autres allaient boire un petit verre chez le marchand de vin, tandis que les chevaux, enchantés de se retrouver, se frottaient les naseaux et hennissaient joyeusement.
La chaussée était encombrée de légumes et de fruits, et un grand potiron, coupé par le milieu et couché sur le dos, arrondissait sa vasque jaune sur la pourpre sombre des pivoines jetées en tas, pêle-mêle, sur le rebord du trottoir.
Trois boutiques étaient seules ouvertes, celles d’un boucher, d’un marchand de vin et d’un pharmacien. La porte vitrée du cabaret était imprégnée d’une buée qui ne laissait voir les buveurs qu’à travers un voile. Ils ressemblaient ainsi à des ombres chinoises. Ces silhouettes dansaient sur le mur et sur la porte comme sur un drap blanc, les nez se dessinaient bizarrement, les moustaches semblaient démesurées, les barbes devenaient colossales et les chapeaux se cassaient de burlesque façon. Par instants, la porte s’ouvrait, un bruit de voix s’échappait de la salle, et celui qui sortait s’enfonçait les mains dans les poches et courait bien vite à sa boutique ou à sa voiture. Tout en travaillant et buvant, on échangeait le bonjour, on se serrait la main, on gloussait, on riait. Le boucher allumait le gaz, jetait sur le dos de ses garçons des charretées de viande ; sa femme bâillait et lavait avec une éponge la table de marbre de la devanture, pendant que, suspendu par les pieds à des crocs en fer fichés au plafond, le cadavre d’un grand boeuf étalait, sous la lumière crue du gaz, le monstrueux écrin de ses viscères. La tête avait été violemment arrachée du tronc et des bouts de nerfs palpitaient encore, convulsés comme des tronçons de vers, tortillés comme des lisérés. L’estomac tout grand ouvert bâillait atrocement et dégorgeait de sa large fosse des pendeloques d’entrailles rouges. Comme en une serre chaude, une végétation merveilleuse s’épanouissait dans ce cadavre. Des lianes de veines jaillissaient de tous côtés, des ramures échevelées fusaient le long du torse, des floraisons d’intestins déployaient leurs violâtres corolles, et de gros bouquets de graisse éclataient tout blancs sur le rouge fouillis des chairs pantelantes.
Le boucher semblait émerveillé par ce spectacle, et près de lui, sur le trottoir, deux vieux paysans avaient appuyé leurs pipes l’une sur l’autre et tiraient de grosses bouffées. Leurs joues s’enflaient comme des ballons et la fumée leur sortait par les narines. Ils aspirèrent une bonne provision d’air froid pour se rafraîchir la bouche, et mirent un petit morceau de papier sur le tabac qui se prit à grésiller et dessina tout flamboyant de capricieuses arabesques sur le papier qui se consumait.
—Voyons, Claudine, dit la mère Turtaine, tu te réchaufferas aussi bien en déchargeant la voiture qu’en sautant, viens m’aider.
—Voilà, maman. Et elle se mit en face de l’aile gauche de la carriole et reçut dans les bras des bottes de fleurs et de salades.
—Dis donc, lui dit une petite paysanne à l’oreille, il paraît que Just et Aristide se sont battus, ce matin: bien sûr pour toi.
—Oh! les vilains garçons! dit Claudine, dont la petite figure devint triste; je leur avais tant recommandé d’être sages!
—ah! tu es bonne! mais ils sont comme deux coqs, ils t’aiment tous les deux, et tu ne t’es pas encore décidée à faire un choix.
—Mais je ne sais pas, moi; je les aime autant l’un que l’autre, et maman ne les aime ni l’un ni l’autre, comment veux-tu que je choisisse?
—Satanée enfant, dit la mère Turtaine, qui sauta lourdement de sa voiture, elle bavarde, elle bavarde, et l’ouvrage n’avance pas. J’aurai aussi vite fait toute seule. Voyons, Claudine, va nettoyer notre case et préparer les chaufferettes. La petite s’éloigna et continua, avec son amie, à disputer des mérites et défauts de ses deux amoureux.
La situation était en effet embarrassante, Claudine les aimait tous deux comme une soeur aimerait deux frères; mais, dame, de là à choisir entre eux un mari, il y avait loin. Just et Aristide ne se ressemblaient pas comme figure, mais chacun, dans son genre, était aussi beau ou aussi laid que l’autre. Aristide était peut-être plus bel homme, mais il témoignait d’un penchant prononcé pour l’adiposité. Just était moins bien taillé, son encolure était moins large, mais il promettait de rester musculeux, et point trivialement bardé de graisse comme son adversaire. Just avait de jolis cheveux blonds, tout frisottants, mais ils n’étaient pas fournis, et, par endroits, l’on entrevoyait sous le buisson une petite clairière. Aristide avait des cheveux blonds, roides et sans grâce, mais d’une nuance plus tendre; et puis, c’était une véritable forêt luxuriante, la raie était à peine tracée, comme un tout petit sentier dans une épaisse forêt. Tous deux étaient francs et bons, mais batailleurs; tous deux n’avaient pas de fortune, mais étaient courageux et ne reculaient pas devant l’ouvrage.
—Enfin, disait la petite Marie, en se posant devant Claudine qui tournait les rubans de son tablier d’un air indécis, cette situation-là ne peut durer, ils finiront par s’égorger. Je parlerai à ta mère, si tu n’oses.
—Oh! non je t’en prie, ne dis rien, maman me gronderait, leur dirait des sottises et leur défendrait de m’adresser la parole.
—Voyons, Claudine, nous allons peser les qualités et les défauts, les avantages et les désavantages de chacun, et puis nous verrons lequel des deux vaut le mieux! D’un côté, Aristide est un brave garçon.
—Oui! oui, pour ça, c’est un brave garçon.
—Mais sais-tu bien qu’il deviendra comme un muid? et dame! c’est bien désagréable d’avoir pour mari un homme dont tout le monde plaint la corpulence. Il est vrai, poursuivit-elle, que Just est un brave garçon.
—Oh! oui, pour ça, c’est un brave garçon.
—Bien, mais sais-tu qu’il demeurera toute sa vie maigre comme un échalas, et, ma foi, je t’avoue qu’il est bien triste de vivre tous les jours avec un homme qui a l’air de mourir de faim.
—De sorte que, reprit en souriant Claudine, le mieux serait d’épouser un mari qui ne fut ni trop gras ni trop maigre; mais alors il ne faut prendre ni Just ni Aristide.
—Ah! mais non! s’écria Marie; ces garçons t’aiment, il faut au moins que l’un des deux soit heureux.
—Chut! je me sauve, j’entends maman qui gronde.
—Ah! bien oui! disait la mère Turtaine d’une voix courroucée, les mains plantées sur les hanches, le ventre proéminent sous son tablier bleu; c’est bien la peine d’élever une jeunesse pour qu’elle écoute ainsi les ordres de sa mère! Elle n’a pas seulement balayé notre place, il n’y a pas moyen de s’y tenir tant il y a d’épluchures.
—Voyons, petite maman, ne me gronde pas, fit sa fille, en prenant un petit air câlin qui ne justifiait que trop l’amour des pauvres garçons pour elle; je ne bavarderai plus autant, je te le promets.
Elle prépara sa devanture et demeura songeuse. Elle se rappelait maintenant que les deux rivaux s’étaient battus, et que c’était pour cela que ni l’un ni l’autre n’avait balayé son petit réduit, ainsi qu’ils avaient coutume de le faire. Pourvu qu’ils ne se soient pas blessés, pensait-elle, et elle se sentait plus d’inclination pour celui qui aurait le plus souffert.
—Voyons, dit sa mère, je vais chercher notre café; que tout soit prêt quand je reviendrai, que je puisse déjeuner tranquillement.
—Est-il vrai, dit Claudine à la femme Truchart, sa voisine et tante, que l’on s’est battu ce matin ici?
—On me l’a dit; c’est deux mauvais sujets; on devrait pendre des batailleurs comme ça, ou les mettre dans l’armée, puisqu’ils aiment les coups.
Petite Claudine se tut et cessa la conversation. Un quart d’heure après, la maman arriva, tenant dans chaque main un grand bol plein d’une liqueur fumante et saumâtre.
-Ah! bien, j’en apprends de belles, cria-t-elle, il paraît que ces deux gredins de Just et d’Aristide se sont battus, ce matin, à cause de toi. Qu’ils s’avisent un peu de rôder autour de nous! c’est moi qui vais les recevoir! Et toi, si tu leur adresses la parole ou si tu réponds à leurs discours, tu auras affaire à moi. A-t-on jamais vu!
La pauvre fille avait le coeur gros et ne pouvait manger; soudain elle pâlit et renversa la moitié de son bol sur sa jupe: les deux adversaires venaient d’entrer dans le marché, l’un avec son oeil bleu, l’autre avec son nez tout escarbouillé. Ils se séparèrent à la porte et chacun s’en fut à sa boutique par une allée différente.
Toute la journée, elle les regardait alternativement, se disant: Le pauvre garçon, comme il doit souffrir avec son visage enflé! Ce nez turgide et sanglant la désespérait. Puis elle regardait l’autre. A-t-il l’oeil abîmé! murmurait-elle. Et cet oeil qui débordait d’un cercle de charbon lui faisait passer de petits frissons dans le dos. Faut-il qu’un homme soit brutal, pensait-elle, pour frapper ainsi un ami aux yeux. Elle se prenait à détester Aristide, puis elle voyait ce nez turgescent, et elle en venait à exécrer le gros Just. Elle y songea toute la nuit et ne put dormir. Que faire, pensait-elle, que faire ? Ce n’est pas de leur faute s’ils m’aiment. Je tâcherai de leur parler demain et je leur ferai promettre de ne plus se battre. Elle s’endormit sur cette heureuse idée et prépara, dans sa petite cervelle, de belles paroles pour les apaiser. Elle s’habilla, le matin, toute songeuse, aida sa mère à atteler le cheval et chemin faisant, de Montrouge au marché, elle repassa son petit discours. La difficulté était de leur parler sans être vue par sa mère. Elle s’ingéniait à trouver des prétextes pour s’échapper un instant de la boutique et parler à chacun d’eux sans être vue par l’autre. Enfin, le hasard me fournira peut-être une occasion et, sur cette pensée consolante, elle fouetta vivement le cheval qui prit le petit trot et fit sonner, dans les rues endormies, les semelles de fer qu’il avait aux pieds.
Les deux rivaux étaient à leur place et se jetaient des regards défiants. Elle eut l’air de ne point les voir, déchargea la voiture et se promit, vers neuf heures, alors que le marché serait rempli de monde, de s’échapper. En effet, vers cette heure, une affluence de femmes mal peignées, couvertes de châles effilochés, jetant un regard de joie sur leurs chiens qui folâtraient dans les ruisseaux, inonda les rues étroites qui enserrent le marché. Sous prétexte de chercher une botte de persil qu’elle avait égarée, Claudine se faufila dans la foule et s’en fut à la boutique de Just. Il pâlit à sa vue, rougit subitement et son oeil devint d’un noir plus foncé; sa boutique était encombrée de clientes, il leur répondait à peine, avait grande envie de les envoyer au diable et n’osait le faire, attendu que son patron était là et le surveillait du coin de l’oeil. «Just,» lui dit-elle enfin à voix basse, oubliant toutes les belles phrases qu’elle avait préparées, promettez-moi de ne plus vous battre.
—Mais, mademoiselle…
—Promettez-moi, ou je me fâche pour toujours avec vous.
—Je vous le promets, dit-il, tout rouge.
—Merci. Et elle se sauva en courant et rentra chez sa mère. Un quart d’heure après, elle parvint également à s’enfuir et s’en fut trouver Aristide qui la regarda d’un air effaré, vacilla sur ses jambes, balbutia quelques mots et fut obligé de s’asseoir, au grand ébahissement des acheteuses, qui crurent qu’il se trouvait mal et se mirent à crier. Elle n’eut que le temps de se sauver. «Mon Dieu! mon Dieu!» murmurait-elle, «quel malheur! Je n’ai pourtant rien fait pour qu’ils m’aiment comme cela, ces pauvres garçons!»
Vers midi, Just s’en vint rôder autour d’elle et lui glissa un petit mot qu’elle s’en fut ouvrir dans la rue: «Je ne puis vivre ainsi, disait-il, je vais vendre mon fonds et quitter le marché. «Ah!» s’écria-t-elle, «celui-ci m’aime le plus; si maman veut, je l’épouse.» Un quart d’heure après, comme elle allait chercher du cerfeuil chez une amie, Aristide lui dit: «Mademoiselle Claudine, je vais m’en aller, je suis trop mal heureux.»
—Ah! mon Dieu! il m’aime autant que l’autre; c’est désespérant d’être aimée ainsi! Et, tout en disant cela, elle éprouvait, malgré elle, une certaine joie à se sentir ainsi adorée.
Elle revint plus perplexe encore. Que faire? Telle était la question qu’elle se posait sans cesse. En attendant, les jours passaient et les amoureux ne partaient pas. Le premier qui partira sera celui qui m’aimera le plus, pensait-elle; puis elle se reprenait et se disait tout bas: Non, celui qui me quittera le premier pourra vivre sans me voir, donc il m’aimera moins. En attendant, chacun restait à sa place, s’étant fait cette réflexion bien simple que partir c’était laisser le champ libre à son adversaire, qui ne partirait certainement pas. Donc, ils s’observaient et éprouvaient de furieuses tentations de se cribler la figure de nouvelles gourmades.
Malheureusement, cet amour insensé que les petits yeux et les bonnes joues de Claudine avaient allumé dans le coeur des pauvres garçons fut bientôt connu de tout le quartier. Le coiffeur d’en face, enchanté d’avoir une occasion de parler, en promenant ses mains graisseuses et son rasoir non moins graisseux sur la figure de ses clients, entra dans d’interminables discussions sur la beauté et la coquetterie de Claudine. Ces propos, grossissant à mesure qu’ils roulaient de bouche en bouche, ne devaient pas tarder à arriver aux oreilles de la mère Turtaine. Un marché, c’est une miniature de ville de province: on y passe son temps à médire de son prochain et à le piller autant que faire se peut, deux occupations agréables, si jamais il en fut. Les concierges du quartier, las de se plaindre de leurs locataires et de déplorer le sort qui les avait faits concierges, saisirent cette occasion d’interrompre leurs doléances et s’empressèrent de dire pis que pendre de la pauvre fille. Exaspérée par tous ces commérages et par toutes ces médisances, la mère Turtaine résolut de l’envoyer chez sa soeur, à Plaisir, dans le département de Seine-et-Oise.
Claudine partit le coeur gros en priant sa mère de la rappeler bientôt près d’elle. Les premiers jours lui semblèrent bien tristes et elle écrivit à sa mère une lettre dans laquelle elle la suppliait de lui permettre de revenir au marché. Bientôt cette lettre qu’elle désirait tant lui causa de terribles craintes. En quelques soirées son sort avait changé. Un soir qu’elle se promenait près de la tremblaie, elle fit rencontre d’un grand et beau garçon dont la mine éveillée et les allures puissantes lui plurent tout d’abord.
La première fois, il la regarda timidement et, sentant les yeux de la jeune fille fixés sur les siens, il baissa la tête, devint rouge du cou aux oreilles et ne put ouvrir la bouche; la seconde fois, il osa l’aborder, mais il balbutia comme un imbécile et devint plus rouge encore que la première fois; la troisième, il ouvrit la bouche, parvint à bredouiller quelques mots, à lui dire qu’il la connaissait, que son père était un grand ami de sa mère, et, depuis ce temps, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.
Le soir, ils s’échappaient, se rencontraient au bas de la côte et se promenaient le long d’un petit ruisseau. Claudine marchait tout doucement, les yeux fixés à terre, les mains dans les poches de son petit tablier, et elle se sentait oppressée de délicieuses épouvantes. Lui la regardait à la dérobée et se mourait d’envie d’embrasser une petite place rose sur laquelle bouffait, comme une touffe d’herbes folles, un petit bouquet de cheveux pâles; vingt fois il fut sur le point de se pencher et d’effleurer de ses lèvres cette rose moussue, puis, au moment où il se courbait et où sa bouche frôlait les cheveux, Claudine faisait un mouvement, et vite il reprenait son calme et marchait à côté d’elle, maudissant sa timidité, se jurant que la première fois il serait plus hardi. Un soir, ils marchaient tout au bord du ruisseau. La lune avait rejeté sa fourrure de nuées blanches et se mirait dans l’eau; on eût dit une faucille d’argent posée sur une bande de moire bleue. Notre amoureux s’approcha de Claudine, et, au moment ou il allait enfin lui embrasser le cou, il aperçut dans le ruisseau l’image de sa bien-aimée qui souriait de le voir si gauche. Cette fois, il perdit la tête et embrassa si fort la petite place rose, qu’elle en resta blanche pendant quelques secondes et devint subitement rouge.
Tandis que Claudine simulait une colère qu’elle était loin de ressentir, Just et Aristide, que leur commune détresse avait rapprochés, alternaient, en des strophes désolées, sur la bonne mine et les charmes de leur fugitive déité. Néanmoins, comme la plus cuisante douleur finit par se calmer, il arriva qu’un beau jour l’un et l’autre se marièrent. Encore qu’elle ne les aimât point, Claudine ne laissa pas que d’être un peu vexée lorsqu’elle apprit cette nouvelle. —Etre si vite oubliée! les hommes sont donc des monstres.
—Vois-tu, ma fille, lui dit sentencieusement la maman Turtaine qui était venue la rejoindre à Plaisir, plus un homme aime, moins longtemps il reste fidèle; retiens bien ça.
—Pourvu que mon amant ne m’aime pas autant que Just et Aristide! pensa Claudine, et elle lui défendit de l’aimer. «Si tu m’aimes beaucoup, je ne t’épouse pas,» dit-elle.
—Mais…
—C’est à prendre ou à laisser.
—J’accepte: il est donc bien entendu, Claudine, que je ne t’aime point, que je te déteste.
—Ah! mais non, je ne te demande pas de me détester, je veux seulement que tu ne m’aimes pas beaucoup tout d’abord.
—Et ensuite?…
—Ensuite, nous verrons.
Quinze jours après, le mariage eut lieu.
Ah! Claudine, la petite place rose est restée rouge depuis cette époque, et votre mari ne vous aime pas! mais quelle couleur arborera-t-elle, alors qu’il vous aimera et que vous lui permettrez de faire sonner sur elle le grelot des baisers?
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VII. Lächeté
La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit. Je rentre chez moi en toute hâte, je prépare mon feu, ma lampe. J’attends ma maîtresse. Nous dïnerons ensemble chez moi; j’ai commandé le dïner, acheté une bouteille de vieux pomard, une belle tarte aux confitures (elle est si gourmande!). Il est six heures, j’attends. La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit; j’attise le feu, je ferme les rideaux, je prends un livre, mon vieux Villon. Quelles ineffables délices! dïner chez soi, à deux, au coin du feu. Six heures et demie sonnent à la pendule: j’écoute si son pas n’effleure pas l’escalier. Rien —aucun bruit. J’allume ma pipe, je m’enfonce dans mon fauteuil, je pense à elle. —Sept heures moins cinq minutes. Ah! enfin, c’est elle. —Je jette ma pipe, je cours à la porte; le pas continue à monter. Je me rassieds, le coeur serré, je compte les minutes, je vais à la fenêtre; toujours la neige tombe à gros flocons, toujours le vent souffle, toujours le froid sévit. J’essaie de lire, je ne sais ce que je lis, je ne pense qu’à elle, je l’excuse: elle aura été retenue à son magasin, elle sera restée chez sa mère. Il fait si froid! peut-être attend-elle une voiture; pauvre mignonne, comme je vais embrasser son petit nez froid, m’asseoir à croppetons à ses petits pieds! Sept heures et demie sonnent: je ne tiens plus en place, j’ai comme un pressentiment qu’elle ne viendra pas. Allons! tâchons de manger. J’essaie d’avaler quelques bouchées, ma gorge se resserre. Ah! je comprends maintenant! Mille petits riens se dressent devant moi; le doute, l’implacable doute me torture. Il fait froid, eh! qu’importent le froid, le vent, la neige, quand on aime? Oui, mais elle ne m’aime pas.
Oh! mais je serai ferme, je la tancerai vertement; il faut en finir d’ailleurs! depuis trop longtemps elle se rit de moi; que diantre, je n’ai plus dix-huit ans! ce n’est pas ma première maïtresse; après elle, une autre! Elle se fâchera? le beau malheur! les femmes ne sont pas denrée rare, à Paris! Oui, c’est facile à dire, mais une autre ne sera pas ma petite Sylvie, une autre ne sera pas ce petit monstre, dont je suis si follement assoti!
Je marche à grands pas, furieusement, et, tandis que j’enrage, la pendule tintinnabule joyeusement et semble rire de mes angoisses. Il est dix heures. Couchons-nous. Je m’étends dans mon lit, j’hésite à éteindre ma lampe; bah, tant pis! j’éteins. De furibondes colères m’étreignent à la gorge, j’étouffe. —Ah! oui, c’est bien fini entre nous! c’est bien fini! —Ah! mon Dieu, on monte: c’est elle, c’est son pas; je me précipite en bas du lit, j’allume, j’ouvre.
—C’est toi! d’où viens-tu? pourquoi arrives-tu si tard?
—Ma mère m’a retenue.
—Ta mère!… et tu m’as dit, il y a trois jours, que tu n’allais plus chez elle. Tiens, vois-tu, je suis très mécontent; si tu ne veux pas venir plus exactement, eh bien…
—Eh bien, quoi?
—Eh bien, nous nous fâcherons.
—Soit, fâchons-nous tout de suite; aussi bien, je suis lasse d’être toujours grondée. Si tu n’es pas content, je m’en vais…
Triple lâche, triple imbécile, je l’ai retenue!
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VI. La Kermesse de Rubens
Le lendemain soir, j’errais dans les rues d’un petit village situé en Picardie, au bord de la mer. Le vent soufflait avec rage, les vagues croulaient les unes sur les autres, et les moulins à vent découpaient leurs silhouettes grêles sur de monstrueux amas de nuages noirs. çà et là, sur la route, étincelaient de petites chapelles, élevées par les marins à la Vierge protectrice. Je marchais lentement, baisant tes lèvres rudes, aspirant l’âcre et chaude senteur de ta bouche, ô ma vieille maîtresse, ma vieille Gambier! j’écoutais le grincement des meules et le renâclement farouche de la mer, quand soudain retentit à mon oreille un air de danse, et j’aperçus une faible lueur qui rougeoyait à la fenêtre d’une grange. C’était le bal des pêcheurs et des matelotes. Quelle différence avec celui que j’avais vu hier au soir! Au lieu de cette truandaille ramassée dans je ne sais quel ruisseau, j’avais devant les yeux des gars à la figure honnête et douce; au lieu de ces visages dépenaillés et rongés par les onguents, de ces yeux ardoisés et séchés par la débauche, de ces lèvres minces et orlées de carmin, je voyais de bonnes grosses figures rouges, des yeux vifs et gais, des lèvres épaisses et gonflées de sang; je voyais s’épanouir, au lieu de chairs flétries, des chairs énormes, comme les peignait Rubens, des joues roses et dures, comme les aimait Jordaens.
Au fond de la salle, se tenait un vieillard de quatre-vingts ans, tout rapetissé et ratatiné; sa figure était sillonnée de ravines et de sentes qui s’enlaçaient et formaient un capricieux treillis; ses petits yeux noirs, plissés, bridés jusqu’aux tempes, étaient couverts d’une taie blanche comme des boules d’agate marbrées de blanc, et son gros nez saillant étrangement, diapré de bubelettes nacarat, boutonné d’améthystes troubles.
C’était le doyen des pêcheurs, l’oracle du village. Dans le coin, à sa gauche, quatre loups de mer s’étaient attablés. Deux jouaient aux cartes et les deux autres les regardaient jouer. Ils avaient tous le teint hâlé et brun comme le vieux chêne, des chevelures emmêlées et grisonnantes, des mines truculentes et bonnes. Ils vidaient, à petites gorgées, leur tasse de café, et s’essuyaient les lèvres du revers de leur manche. La partie était intéressante, le coup était difficile; celui qui devait jouer tenait son menton dans sa grosse main couleur de cannelle et regardait son jeu avec inquiétude. Il touchait une carte, puis une autre, sans pouvoir se décider a choisir entre elles; son partner l’observait en riant et d’un air vainqueur, et les deux autres tiraient d’épaisses bouffées de leur pipe et se poussaient le coude en clignant de l’oeil. On eut dit un tableau de Teniers, il n’y manquait vraiment que les deux arbres et le château des Trois-Tours.
Pendant ce temps, le cornet et le violon faisaient rage, et de grands gaillards, membrus et souples, les oreilles ornées de petites poires d’or, gambadaient comme des singes et faisaient tournoyer les grosses pêcheuses, qui s’esclaffaient de rire comme des folles. La plupart étaient laides, et pourtant elles étaient charmantes avec leurs petits bonnets blancs, jaspés de fleurs violettes, leur grosse camisole et leurs manches en tricot rouge et jaune. Les enfants et les chiens se mirent bientôt de ]a partie et se roulèrent sur le plancher. Ce n’était plus une danse villageoise de Teniers, c’était la kermesse de Rubens, mais une kermesse pudique, car les mamans tricotaient sur les bancs et surveillaient, du coin de l’oeil, leurs garçons et leurs filles.
Eh bien! je vous jure que cette joie était bonne à voir, je vous jure que la naïve simplesse de ces grosses matelotes m’a ravi et que j’ai détesté plus encore ces bauges de Paris où s’agitent comme cinglés par le fouet de l’hystérie, un ramassis de naïades d’égout et de sinistres riboteurs!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
V. La Reine Margot
J’avais travaillé toute la journée; me sentant un peu las, je sortis pour fumer un cigare. Le hasard conduisit mes pas, à Grenelle, devant une guinguette à cinq sous d’entrée avec droit à une consommation.
On danse dans un jardin planté d’arbres et de becs de gaz. L’orchestre s’est installé au fond, sur une petite estrade, et un municipal adossé à un arbre fume une cigarette et jette un regard indifférent sur la tourbe malpropre qui grouille à ses cotés. Je contemple curieusement les habitués du bal. Quel monde! des ouvriers gouailleurs, la casquette sur l’oreille, les mains crasseuses évasant la poche, les cheveux plaqués sur les tempes, la bouche avariée exsudant le jus noirâtre du brûle-gueule; des femmes mafflues, opaques, vêtues de robes élimées, de linge roux et gras, coiffées de crinières ébouriffées, exhalant les senteurs rancies d’une pommade achetée au rabais chez un épicier ou dans un bazar.
Tandis que j’examine ce fourmillement de vauriens et de drôlesses, le silence se fait tout à coup, et, à un signal du chef d’orchestre, la flûte siffle, les cuivres mugissent, la grosse caisse ronfle, le basson bêle, et hommes, femmes vont, viennent, s’élancent, reculent, s’étreignent, se lâchent, se tordent, se disloquent et lancent la jambe en l’air.
J’en avais assez vu; je me levais pour sortir, quand parut, au détour d’une allée, une créature d’une étrange beauté.
On eût dit un portrait du Titien, échappé de son cadre. L’amas de ses cheveux bruns, légèrement ondés sur le front, faisait comme un repoussoir à la morne pâleur de son visage. Les yeux bien fendus scintillaient bizarrement, et la bouche, d’un rouge cru, ressortait sur ce teint blanc comme un caillot de sang tombé dans du lait. Son costume était simple: une robe noire, décolletée amplement, découvrant des épaules grasses. Aucune bague ne serrait ses doigts, aucune pendeloque n’étirait ses oreilles; seuls, de minces filets d’or ruisselaient sur sa gorge nue, qu’éclairaient de lueurs vertes des émeraudes incrustées dans un médaillon d’or fauve.
Comment était-elle ici? Comment elle, si belle, si élégante, coudoyait-elle cette plèbe immonde? Mais ce n’est pas possible, cette femme n’habite pas Grenelle! son amant n’est pas ici! Je cherchais à résoudre cette énigme, quand une espèce d’ouvrier pâle, narquois, mâchonnant un bout de cigarette, une cravate rouge flottant sur une blouse décolletée, s’approcha d’elle et colla ses lèvres peaussues sur sa mignonne bouche rose. Elle lui rendit son baiser, et l’empoignant à plein corps se mit à valser. Il la serrait dans ses bras, et elle, la tête rejetée en arrière, les lèvres mi-closes, moirées de frissons de lumière, se pâmait voluptueusement sous les brûlants effluves de son regard.
Etait-ce possible! cet homme était son amant! Eh oui, c’était son amant! C’est une fille entretenue par un jeune homme riche, beau, bien élevé, qui l’adore et qu’elle exècre parce qu’il est riche, beau, bien élevé, et qu’il est entêté d’elle jusqu’à la folie! Celui qu’elle aime, le voilà! c’est ce goujat rabougri. Ah! celui-là ne la traite pas avec respect, n’obéit pas à ses caprices, ne lui parle pas un langage passionné; celui-là l’insulte, la fouaille, et elle frémit de crainte et de désir, quand elle subit ses brutales caresses!
Une nausée me montait aux lèvres, je m’enfuis, et tout en marchant, je comparais le désenchantement que je venais d’éprouver à celui que je ressentais lorsque j’aimai d’un amour si tendre la reine Marguerite de Navarre. Quel rêve! quelle débauche d’extase! Aimer et être aimé d’une reine, belle à ravir, passionnée, intelligente, instruite! O ma reine, ma noble charmeresse, ma divine Margot, que je t’ai aimée! Hélas! toi aussi tu m’as trompé; des mémoires authentiques attestent que tu as eu pour amants ton cuisinier, ton laquais et un sieur Pomony, un chaudronnier d’Auvergne.
Et pourtant, ô ma belle mignotte, mon rêve adoré, que tes chroniqueurs t’avaient faite noble et fière! Je t’aimais, je pleurais avec toi, alors que, défaillante, noyée de larmes, tu allais dans un charnier recueillir la tête sanglante du pauvre La Mole.
Ah! misérable reine, ce n’était pas un amour sublime, une douleur immense qui te serrait la gorge et faisait jaillir de tes grands yeux un fleuve de larmes; c’étaient les obsessions brûlantes, les tumultes charnels d’une insatiable salacité!
Eh! qu’importe, après tout, pauvre aimée ? tu as expié tes crimes; va, dors en paix ton long sommeil, ô la plus vile des reines, ô la plus belle des prostituées!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
IV. Déclaration d’amour
Je sens sourdre dans mon âme une indicible rage, quand je pense à toi, Ninon. Qu’une fille à qui sa mère a dit: Tu es jeune, tu es belle, tu es vierge, cela se vend; que cette fille se livre à un libertin riche et tombe de degré en degré aux excès les plus dégradants, je l’excuse; qu’une fille se donne par amour à un homme qui, après l’avoir mise enceinte, l’abandonne comme un lâche qu’il est; que cette fille s’étale devant le premier venu pour nourrir son enfant, celle-là, je la plains; mais qu’une fille bien élevée, qui est à même de gagner honnêtement sa vie, se roule, de propos délibéré, dans toutes les fanges et dans toutes les sanies, celle-là, je la hais et je la méprise.
Entends-tu, ribaude infâme, je te hais, je te méprise… et je t’aime!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
III. Camaieu rouge
La chambre était tendue de satin rose broché de ramages cramoisis, les rideaux tombaient amplement des fenêtres, cassant sur un tapis à fleurs de pourpre leurs grands plis de velours grenat. Aux murs étaient appendus des sanguines de Boucher et des plats ronds en cuivre fleuronnés et niellés par un artiste de la Renaissance.
Le divan, les fauteuils, les chaises, étaient couverts d’étoffe pareille aux tentures, avec crépines incarnates, et sur la cheminée que surmontait une glace sans tain, découvrant un ciel d’automne tout empourpré par un soleil couchant et des forêts aux feuillages lie de vin, s’épanouissait, dans une vaste jardinière, un énorme bouquet d’azaléas carminées, de sauges, de digitales et d’amarantes.
La toute-puissante déesse était enfouie dans les coussins du divan, frottant ses tresses rousses sur le satin cerise, déployant ses jupes roses, faisant tournoyer au bout de son pied sa mignonne mule de maroquin. Elle soupira mignardement, se leva, étira ses bras, fit craquer ses jointures, saisit une bouteille a large ventre et se versa, dans un petit verre effilé de patte et tourné en vrille, un filet de porto mordoré.
A ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses fleurs rouges, piqua de scintillantes bluettes les spirales du verre, fit étinceler, comme des topazes brûlées, l’ambrosiaque liqueur et, brisant ses rayons contre le cuivre des plats, y alluma de fulgurants incendies. Ce fut un rutilant fouillis de flammes sur lequel se découpa la figure de la buveuse, semblable à ces vierges du Cimabué et de l’Angelico, dont les têtes sont ceintes de nimbes d’or.
Cette fanfare de rouge m’étourdissait; cette gamme d’une intensité furieuse, d’une violence inouïe, m’aveuglait; je fermai les yeux et, quand je les rouvris, la teinte éblouissante s’était évanouie, le soleil s’était couché!
Depuis ce temps, le boudoir rouge et la buveuse ont disparu; le magique flamboiement s’est éteint pour moi.
L’été, cependant, alors que la nostalgie du rouge m’oppresse plus lourdement, je lève la tête vers le soleil, et là, sous ses cuisantes piqûres, impassible, les yeux obstinément fermés, j’entrevois, sous le voile de mes paupières, une vapeur rouge; je rappelle mes souvenirs et je revois, pour une minute, pour une seconde, l’inquiétante fascination, l’inoubliable enchantement.
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
II. Ritournelle
Défunt son homme la roua de coups, lui fit trois enfants, et mourut tout imprégné, d’absinthe.
Depuis ce temps, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête: Il arrive! il arrive!
Elle est ineffablement laide. C’est un monstre qui roule sur un cou de lutteur une tête rouge, grimaçante, trouée d’yeux sanglants, bossuée d’un nez dont les larges ailes, des soutes à tabac, pullulent de petits bulbes violacés.
Ils ont bon appétit, les trois enfants; c’est pour eux qu’elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête: Il arrive! il arrive!
Sa voisine vient de mourir.
Défunt son homme la roua de coups, lui fit trois enfants, et mourut tout imprégné d’absinthe.
Le monstre n’a pas hésité a les recueillir.
Ils ont bon appétit, les six enfants! A l’ouvrage! à l’ouvrage! Sans trêve, sans relâche, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête: Il arrive! il arrive!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
I. Roccoco Japonais
O toi dont l’oeil est noir, les tresses noires, les chairs blondes, écoute-moi, ô ma folâtre louve!
J’aime tes yeux fantasques, tes yeux qui se retroussent sur les tempes; j’aime ta bouche rouge comme une baie de sorbier, tes joues rondes et jaunes; j’aime tes pieds tors, ta gorge roide, tes grands ongles lancéolés, brillants comme des valves de nacre.
J’aime, ô mignarde louve, ton énervant nonchaloir, ton sourire alangui, ton attitude indolente, tes gestes mièvres.
J’aime, ô louve câline, les miaulements de ta voix, j’aime ses tons ululants et rauques, mais j’aime par-dessus tout, j’aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s’échappe des vagues de ta chevelure, comme une rose jaune éclose dans un feuillage noir!
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
Sonnet Liminaire
Des croquis de concert et de bals de barrière;
La reine Marguerite, un camaïeu pourpré;
Des naïades d’égout au sourire éploré,
Noyant leur long ennui dans des pintes de bière,
Des cabarets brodés de pampre et de lierre,
Le poète Villon, dans un cachot, prostré,
Ma tant douce tourmente, un hareng mordoré,
L’amour d’un paysan et d’une maraîchère,
Tels sont les principaux sujets que j’ai traités:
Un choix de bric-à-brac, vieux médaillons sculptés,
Emaux, pastels pâlis, eau-forte, estampe rousse,
Idoles aux grands yeux, aux charmes décevants,
Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse,
Sont là. Les prenez-vous? A bas prix je les vends.
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Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
Index
Sonnet liminaire
I. Rococo japonais
II. Ritournelle
III. Camaieu rouge.
IV. Déclaration d’amour
V. La Reine Margot
VI. La Kermesse de Rubens
VII. Lächeté
VIII. Claudine
IX. Le hareng saur
X. Ballade chlorotique
XI. Variation sur un air connu
XII. L’Extase
XIII. Ballade en l’honneur de ma tant douce tourmente
XIV. La rive gauche
XV. A maïtre François Villon
XVI. Adrien Brauwer
XVII. Cornélius Béga
XVIII. L’Emailleuse
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