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La Pendule Arrêtée
C’est une chambre peinte à fresque
Avec de hauts murs lambrissés;
Lorsque l’on entre, on croirait presque
Rentrer dans les siècles passés.
On éprouve une gêne étrange
Dans cet endroit silencieux:
Il semble que l’on y dérange
Un rendez-vous mystérieux.
Je ne sais point pour quelle cause
L’appartement fut délaissé;
La fenêtre en est toujours close,
Sous le grand store bien baissé.
Il s’y passa, l’on peut le croire,
Autrefois des faits importants,
Mais nul ne connaît plus l’histoire
Que recouvre la nuit du temps.
On y voit sur la cheminée,
Entre deux flambeaux vermoulus,
Une pendule très ornée
Qui depuis longtemps ne va plus.
Il s’est enfui bien des années
Tandis qu’inactive elle dort,
Ses aiguilles comme enchaînées
Par le silence de la mort.
Que fut l’heure mystérieuse
Dont elles ne sauraient bouger?
Quelle est la main triste ou joyeuse,
Qui retint le battant léger?
C’est un secret et je l’ignore,
Un secret que l’oubli scella…
Les meubles seuls pourraient encore
Raconter cette histoire-là;
Car dans la vieille et triste chambre
Tout parle encor du temps ancien,
Même le léger parfum d’ambre
Qui vous saisit lorsqu’on y vient.
Les ans, dans leur marche sévère.
Ont fui, par les jours emportés,
Mais la pendule solitaire
Ne les a pas même comptés.
Il n’est plus qu’une heure pour elle,
Heure égale à l’éternité,
Et cette heure unique c’est celle
Où son battant fut arrêté.
Ainsi parfois sur cette terre
Où nous avons été placés,
Nous rencontrons, triste mystère,
Des cœurs vivant aux jours passés.
Comme la pendule fidèle
Dans la salle aux lambris doré,
Ils se sont de l’heure actuelle
Volontairement séparés.
Pour eux aussi, toute la vie,
L’instant présent et l’avenir,
Est dans une heure évanouie
Qui ne doit jamais revenir…
Le temps a beau marcher sans trêve,
Ils ne l’entendent pas couler,
Et trop absorbés par leur rêve,
Ils ne peuvent s’en éveiller.
Qu’importe si les jours s’amassent,
Qu’il soit le matin ou le soir,
Que les ans s’arrêtent ou passent,
Ils ne veulent pas le savoir.
Désormais, leur être demeure
Sur le même point arrêté;
Ils ne connaissent plus qu’une heure,
Et c’est pour eux l’éternité.
4 février 1881
Alice De Chambrier
(1861-1882)
La PenduleArrêtée
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Évolutions
Où sont-ils disparus, les Peuples innombrables,
Autrefois échappés des gouffres du néant.
Pareils aux légions dévorées par les sables
Que la vague dépose au bord de l’Océan ?
Un jour, ils sont venus en conquérants superbes,
Ils ont soumis le globe, ils ont régné sur lui ;
Puis un seul coup de faux qui tranchait le champ d’herbes
Les a plongés soudain dans l’éternelle nuit.
On a vu s’écrouler, leurs pouvoirs séculaires,
Babylone, Ninive, et Thèbes et Memphis ;
Ces cités n’ont laissé que débris éphémères,
Témoins inanimés, argile enseveli.
Dans ces lieux aujourd’hui, vastes déserts stériles,
S’étalaient les splendeurs d’un luxe raffiné.
Et le peuple joyeux qui remplissait les villes
A l’immortalité se croyait destiné.
Il n’a fallu qu’un jour et peut-être qu’une heure
Pour renverser leurs murs, leurs temples et leurs dieux,
Pour faire des palais somptueux la demeure
Des serpents du désert et des oiseaux des cieux.
D’autres ont succédé, rescapés des naufrages ;
D’autres ont recueilli leurs vestiges divers.
Ruines disséminées sur l’Océan des âges,
Épaves d’un vaisseau gisant au fond des mers.
Alors, Art et Science ont entr’ouvert leurs ailes
Comme un aigle superbe au vol capricieux ;
Ils se sont envolés dans des contrées nouvelles
Pour y refaire un nid sous l’éclat d’autres cieux.
Ce fut d’abord l’Asie où l’histoire du monde
Naît sous les verts bosquets de la terre d’Éden,
L’Asie, astre éclatant perçant la nuit profonde
Tel le soleil levant dans l’ombre du matin.
Avec elle l’Afrique et la fertile Égypte
Où le Nil apparaît comme un dieu bienfaisant,
Thèbes et sa nécropole énorme, sombre crypte
D’où les morts assemblés regardaient le présent.
Ils choisirent après, l’Europe, l’Italie,
Ce pays mollement bercé par les flots bleus,
Où, dans le vague écho d’une plainte affaiblie,
L’onde vient expirer sur le sable onduleux.
L’Italie, où semblable à quelque pierre fine
Enchâssée au milieu d’un écrin précieux,
Rome, que soutenait la volonté divine,
Des peuples étonnés éblouissait les yeux.
Elle-même à son tour fut prise et renversée ;
Elle a vu se ternir sa gloire et sa splendeur ;
Ce qu’il reste en ce jour de sa beauté passée
N’est qu’un lointain reflet de sa vieille grandeur.
Puis ce fut tout le Nord de l’Europe ignorée
Qui devint le séjour du savoir et des arts ;
C’est elle maintenant la première contrée,
Et les hommes sur elle attachent leurs regards.
Jusqu’à quand ? — Nul ne sait. Il est un Nouveau Monde
Au-delà des grands flots qui s’accroît jour par jour ;
Sa frontière est immense et sa terre est féconde,
L’Amérique, peut-être, aura demain son tour.
Puis elle passera. — Quelle terre lointaine
Recevra le dépôt par d’autres égaré ?
Dans quelle région, chez quelle race humaine
Luiront encor les feux de ce flambeau sacré ?
Oui ! dans quelque mille ans, dans moins longtemps peut-être,
Où seront nos palais, nos empires, nos lois ? —
Le Temps, ce niveleur farouche, ce grand maître,
Aura tout transformé pour la centième fois.
Et nos belles cités dont nous nous faisons gloire,
Où devaient à toujours se succéder nos fils,
Ne seront plus qu’un rêve à la triste mémoire,
Comme vous, ô Ninive, ô Thèbes, ô Memphis !
Bevaix, 28 août 1882
Alice De Chambrier
(1861-1882)
Évolutions
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Ruines
« Et des larves de murs
sous des spectres de tours. »
VICTOR HUGO
J’ai vu comme l’on voit quelquefois dans un rêve,
Une immense Cité près d’une immense grève,
Avec des dômes d’or et des palais géants,
Des temples incrustés de mille diamants,
Que quatre grands Lions aux roussâtres crinières,
Menaçant le soleil de leur têtes altières,
Depuis quinze cents ans, immobiles, gardaient.
Et celle ville-là, des peuples l’habitaient.
Faisant retenir l’air de leurs clameurs joyeuses
Où l’Océan mêlait ses voix tumultueuses.
… Plus tard j’ai repassé devant cette cité,
Et voulant la revoir, je m’y suis arrêté ;
Mais à peine mes pas ont foulé sa poussière
Que devant mes regards elle s’est tout entière
Écroulée -et n’est plus qu’une ruine immense
Dont le cri des Vautours trouble seul le silence.
J’ai vu dans un jardin une brillante Fleur ;
De l’amour elle avait emprunté la couleur,
Et mille papillons voltigeant autour d’elle,
L’effleuraient en passant d’un baiser de leur aile.
Un Rossignol, caché dans ses légers rameaux.
Lui chantait, radieux, tous ses chants les plus beaux,
Et même osait parfois, plein d’allégresse folle.
Poser son bec rosé sur la rose corolle.
… Plus tard j’ai repassé devant le beau jardin.
Je voulais voir la fleur, connaître son Destin ;
Mais elle n’était plus que ruine légère
Et le rossignol mort reposait sur la terre.
J’ai vu l’Homme mortel, debout, superbe et grand,
Lever la tête au Ciel et marcher confiant ;
Beau comme le Soleil, tout baigné de lumière,
Il semblait être un dieu ! -n’était qu’un éphémère.
… Plus tard j’ai repassé pour le revoir encor.
Mais je n’ai plus trouvé qu’un fantôme de mort,
Une ruine affreuse en une solitude
Où quelques noirs Serpents vivent en quiétude.
J’ai vu tout l’Univers de splendeur rayonnant
Et le crus immortel, puisqu’il était si grand.
… Illusion ! lui-même, hélas ! ruine immense,
Errera quelque jour dans l’éternel Silence
Des déserts azurés, entraînant avec lui
Tous ces vivants d’hier, décombres aujourd’hui.
Et dans quelque infini, porte d’un autre Espace,
Il ira s’engouffrer sans laisser nulle trace.
Hélas ! et c’est en vain que j’ai partout cherché
Un lieu qui ne fût point par la mort entaché.
Partout sur mon chemin, des Spectres et des Ombres,
Des vestiges détruits sous des profondeurs sombres
Ont surgi devant moi, puis m’ont dit lentement :
« Il n’est que l’Inconnu qui ne soit pas néant. »
Juin 1879
Alice De Chambrier
(1861-1882)
Ruines
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Sérénade
S’il vous fallait un coeur, mignonne,
Un coeur pour vous aimer beaucoup,
Le mien n’appartient à personne,
Il vous aime par dessus tout.
S’il vous fallait un coeur, mignonne,
Un coeur à vous, tout entier
Le mien n’appartient à personne
Un mot de vous peut le lier.
S’il vous fallait un coeur, mignonne,
Un coeur pour vous en amuser
Le mien n’appartient à personne
Il est à vous pour un baiser.
S’il vous fallait un coeur, mignonne,
Un coeur pour après l’oublier
Le mien n’appartient à personne
Vous pouvez le mystifier.
Mais pourtant, sachez-le, mignonne,
Si ce coeur était méprisé
Il ne croirait plus en personne
Car du coup vous l’auriez brisé.
Alice De Chambrier
(1861-1882)
J’aurai vingt ans demain. . .
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J’aurai vingt ans demain . . .
J’aurai vingt ans demain! Faut-il pleurer ou rire?
Saluer l’avenir, regretter le passé,
Et tourner le feuillet du livre qu’il faut lire,
Qu’il intéresse ou non, qu’on aime ou soit lassé?
Vingt ans, ce sont les fleurs toutes fraîches écloses,
Les lilas parfumés dans les feuillages verts,
Les marguerites d’or et les boutons de roses
Que le printemps qui fuit laisse tout entr’ouverts….
Mais c’est aussi parfois l’instant plein de tristesses
Où l’homme, regrettant les jours évanouis,
Au seuil de l’inconnu tout rempli de promesses
Sent des larmes au fond de ses yeux éblouis!
Pareil au jeune oiseau qui doute de son aile
Et n’ose s’élancer hors du nid suspendu,
Il hésite devant cette route nouvelle
Qui s’ouvre devant lui pleine d’inattendu.
L’oeil a beau ne rien voir de triste sur la route;
Malgré le gai soleil, les oiseaux et les fleurs,
Le coeur parfois frissonne et dans le calme écoute
Une lointaine voix qui parle de malheur.
Alice De Chambrier
(1861-1882)
J’aurai vingt ans demain. . .
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Alice De Chambrier
(1861-1882)
Chanson Du Soir
Sur nos fronts déployant ses ailes,
La nuit aux yeux rêveurs étend
Son voile émaillé d’étincelles
Comme la robe d’un sultan.
Le lac enveloppe ses grèves
D’un long baiser rempli d’amour:
Le monde s’abandonne aux rêves
Qui naissent au déclin du jour.
L’âme s’envole sur la trace
D’un nuage au reflet vermeil,
Qui fuit tout joyeux dans l’espace
A la poursuite du soleil.
Elle franchit les monts tranquilles,
Qui vont songeurs dans l’infini
Perdre leurs sommets immobiles
Où les grands aigles font leur nid.
Elle sourit aux vertes plaines
Où paissent les troupeaux joyeux,
Écoute les chansons lointaines
Qui montent dans l’azur des cieux;
Elle se penche sur les rives
Des grands fleuves au bord glissant,
Et dont les ondes fugitives
A l’inconnu vont en dansant;
Elle effleure les sombres plages
Où, contre les rochers géants,
Viennent avec des cris sauvages
Mourir les flots des océans;
Elle erre sur les forêts vierges,
Passe au-dessus des hauts palmiers
Dont les troncs droits semblent les cierges
D’un temple aux immenses piliers….
Et, quittant les terres connues,
Elle s’en va, d’un seul élan,
Au delà des rapides nues,
Dans le grand ciel étincelant.
Puis elle s’arrête, indécise,
Croyant reconnaître, égaré
Dans un murmure de la brise,
Un timbre de voix adoré….
Doux souvenir d’êtres qu’elle aime,
Partis pour des lieux inconnus,
Et qui, depuis l’heure suprême,
Ne sont, hélas! pas revenus!…
Et l’âme, triste, se réveille,
Frissonnant dans l’ombre du soir:
Le nuage à l’aile vermeille
A disparu dans le ciel noir…
1880
Alice De Chambrier poetry
Chanson Du Soir
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