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Jarry, Alfred

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Alfred Jarry: L’Homme à la hache. D’après et pour P. Gauguin

 

L’Homme à la hache
D’après et pour P. Gauguin

A l’horizon, par les brouillards,
Les tintamarres des hasards,
Vagues, nous armons nos démons
Dans l’entre-deux sournois des monts.

Au rivage que nous fermons
Dome un géant sur les limons.
Nous rampons à ses pieds, lézards.
Lui, sur son char tel un César

Ou sur un piédestal de marbre,
Taille une barque en un tronc d’arbre
Pour debout dessus nous poursuivre

Jusqu’à la fin verte des lieues.
Du rivage ses bras de cuivre
Lèvent au ciel la hache bleue.

Alfred Jarry
(1873-1907)
L’Homme à la hache
D’après et pour P. Gauguin
(1894)

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ALFRED JARRY: ROSES DE FEU

Jarry_a11

Alfred Jarry
(1873-1907)

Roses de feu

Roses de feu, blanches d’effroi,
Les trois
Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires ;
Et les spectres de leurs mémoires
Sont évoqués sur les parquets,
Avec l’ombre de doigts marqués
Aux murs de leurs chemises blanches,
Et de griffes comme des branches.

Le poêle noir frémit et mord
Des dents de sa tête de mort
Le silence qui rampe autour.
Le poêle noir, comme une tour
Prêtant secours à trois guerrières.
Ouvre ses yeux de meurtrières !

Roses de feu, blanches d’effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois
Filles, sur le mur froid
Regardant grimacer les signes,
Ouvrent, les bras d’effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.

Alfred Jarry poetry
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Alfred Jarry: Le vélin écrit rit et grimace, livide

Alfred Jarry

(1873-1907)

Le vélin écrit rit et grimace, livide

Le vélin écrit rit et grimace, livide.
Les signes sont dansants et fous. Les uns, flambeaux,
Pétillent radieux dans une page vide.
D’autres en rangs pressés, acrobates corbeaux,

Dans la neige épandue ouvrent leur bec avide.
Le livre est un grand arbre émergé des tombeaux.
Et ses feuilles, ainsi que d’un sac qui se vide,
Volent au vent vorace et partent par lambeaux.

Et son tronc est humain comme la mandragore ;
Ses fruits vivants sont les fèves de Pythagore ;
Des feuillets verdoyants lui poussent en avril.

Et les prédictions d’or qu’il emmagasine,
Seul le nécromant peut les lire sans péril,
La nuit, à la lueur des torches de résine.

Madrigal

Ma fille – ma, car vous êtes à tous,
Donc aucun d’eux ne fut valable maître,
Dormez enfin, et fermons la fenêtre :
La vie est close, et nous sommes chez nous.

C’est un peu haut, le monde s’y termine
Et l’absolu ne se peut plus nier ;
Il est si grand de venir le dernier
Puisque ce jour a lassé Messaline,

Vous voici seule et d’oreilles et d’yeux,
Tomber souvent désapprend de descendre.
Le bruit terrestre est loin, comme la cendre
Gît inconnue à l’encens bleu des dieux.

Tel le clapotis des carpes nourries
A Fontainebleau
A des voix meurtries
De baisers dans l’eau.

Comment s’unit la double destinée ?
Tant que je n’eus point pris votre trottoir
Vous étiez vierge et vous n’étiez point née,
Comme un passé se noie en un miroir.

La boue à peine a baisé la chaussure
De votre pied infinitésimal,
Et c’est d’avoir mordu dans tout le mal
Qui vous a fait une bouche si pure.

Le bain du roi

Rampant d’argent sur champ de sinople, dragon
Fluide, au soleil de la Vistule se boursoufle.
Or le roi de Pologne, ancien roi d’Aragon,
Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.

Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.
Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;
Pour chacun de ses pas son orteil patagon
Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.

Et couvert de son ventre ainsi que d’un écu
Il va. La redondance illustre de son cul
Affirme insuffisant le caleçon vulgaire

Où sont portraicturés en or, au naturel,
Par derrière, un Peau-Rouge au sentier de la guerre
Sur un cheval, et par devant, la Tour Eiffel.

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Alfred Jarry: Chansons

Alfred Jarry

(1873-1907)

Chanson Polonaise

Quand je déguste
Faut qu’on soit soûl,
Disait Auguste
Dans un glouglou !

Choeur : Glou glou glou, glou glou glou.

La soif nous traque
Et nous flapit;
Buvons d’attaque
Et sans répit.

Choeur : Pi pi pi, pi pi pi !

Par ma moustache !
Nul ne s’moqua
Du blanc panache
De mon tchapska.

Choeur : Ka ka ka, ka ka ka.

On a bonn’ trogne
Quand on a bu :
Viv’ la Pologne
Et l’Père Ubu !

Choeur : Bu bu bu, bu bu bu !

Alfred Jarry  (Ubu sur la Butte, 1901)


La chanson du décervelage

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste
Dans la ru’ du Champs d’ Mars, d’ la paroiss’ de Toussaints ;
Mon épouse exerçait la profession d’ modiste

Et nous n’avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’ l’Echaudé, passer un bon moment.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d’ confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier
Avec nous s’installaient sur le haut d’ la voiture

Et nous roulions gaîment vers l’Echaudé.
On s’ précipite en foule à la barrière,
On s’ flanque des coups pour être au premier rang ;
Moi j’me mettais toujours sur un tas d’pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’sang.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’ cervelle,
Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons
En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,

Et les blessur’s et les numéros d’ plomb.
Soudain j’ perçois dans l’ coin, près d’ la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’ revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’ dis, je r’connais ta bobine :
Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’ plaindrai.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Soudain j’ me sens tirer la manche’par mon épouse ;
Espèc’ d’andouill’, qu’elle m’ dit, v’là l’ moment d’te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’ bouse.

V’là l’ Palotin qu’a juste’ le dos tourné.
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’ coup mon courage à deux mains :
J’ flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j’ suis lancé par dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’ suis précipité la tête la première

Dans l’ grand trou noir d’ousse qu’on n’ revient jamais.
Voila c’ que c’est qu’d’aller s’ prome’ner l’ dimanche
Ru’ d’ l’Echaudé pour voir décerveler,
Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’- Comanche :
On part vivant et l’on revient tudé !

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !


Alfred Jarry- (Ubu cocu, 1896)

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Alfred Jarry: Mon père a fait faire un étang

Alfred Jarry

(1873-1907)

 

Fable

Une boîte de corned-beef, enchaînée comme une lorgnette,
Vit passer un homard qui lui ressemblait fraternellement.
Il se cuirassait d’une carapace dure
Sur laquelle était écrit à l’intérieur, comme elle, il était sans arêtes,
(Boneless and economical);
Et sous sa queue repliée
Il cachait vraisemblablement une clef destinée à l’ouvrir.
Frappé d’amour, le corned-beef sédentaire
Déclara à la petite boîte automobile de conserves vivante
Que si elle consentait à s’acclimater,
Près de lui, aux devantures terrestres,
Elle serait décorée de plusieurs médailles d’or.



Je ne sais pas

Je ne sais pas si mon frère m’oublie
Mais je me sens tout seul, immensément,
Avec loin la chère tête apalie
Dans les essais d’un souvenir qui ment.

J’ai son portrait devant moi sur la table,
Je ne sais pas s’il était laid ou beau.
Le Double est vide et vain comme un tombeau.
J’ai perdu sa voix, sa voix adorable,

Juste et qui semble faite fausse exprès.
Peut-être il l’ignore, trésor posthume.
Hors de la lettre elle s’évoque, très
Soudain cassée et caressante plume.



Mon père a fait faire un étang

Mon père a fait faire un étang,
C’est le vent qui va frivolant,
Il est petit, il n’est pas grand,
C’est le vent qui vole, qui frivole,
C’est le vent qui va frivolant.

Il est petit, il n’est pas grand,
Trois canards blancs s’y vont baignant.

Trois canards blancs s’y vont baignant,
Le fils du roi les va chassant.

Le fils du roi les va chassant
Avec un p’tit fusil d’argent.

Avec un p’tit fusil d’argent
Tira sur celui de devant.

Tira sur celui de devant,
Visa le noir, tua le blanc.

Visa le noir, tua le blanc,
Ô fils du roi, qu’tu es méchant.

Ô fils du roi qu’tu es méchant,
D’avoir tué mon canard blanc,

D’avoir tué mon canard blanc,
Après la plume vint le sang,

Après la plume vint le sang,
Après le sang l’or et l’argent.

Après le sang l’or et l’argent,
C’est le vent qui va frivolant,
Après le sang, l’or et l’argent,
C’est le vent qui vole, qui frivole,
C’est le vent qui va frivolant.



Roses

Roses de feu, blanches d’effroi,
Les trois Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires…

Roses de feu, blanches d’effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois Filles sur le mur froid,
Regardant grimacer les signes,
Ouvrent, les bras d’effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.

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Alfred Jarry: Ubu roi – Acte V

alfred jarry

UBU ROI

 

 

Acte V

 

Scène Première

  

Il fait nuit. LE PÈRE UBU dort. Entre LA MÈRE UBU sans le voir.

L’obscurité est complète.

 

 

Mère Ubu:

 

–Enfin, me voilà à l’abri. Je fuis seule ici, ce n’est pas dommage,

mais quelle course effrénée: traverser toute la Pologne en quatre

jours! Tous les malheurs m’ont assaillie à la fois. Aussitôt partie

cette grosse bourrique, je vais à la crypte m’enrichir. Bientôt après

je manque d’être lapidée par ce Bougrelas et ces enragés. Je perds mon

cavalier le Palotin Giron qui était si amoureux de mes attraits qu’il

se pâmait d’aise en me voyant, et même, m’a-t-on assuré, en ne me

voyant pas, ce qui est le comble de la tendresse. Il se serait fait

couper en deux pour moi, le pauvre garçon. La preuve, c’est qu’il a

été coupé en quatre par Bougrelas. Pif paf pan! Ah! je pense mourir.

Ensuite donc je prends la fuite poursuivie par la foule en fureur.

Je quitte le palais, j’arrive à la Vistule, tous les ponts étaient

gardés. Je passe le fleuve à la nage, espérant ainsi lasser mes

persécuteurs. De tous côtés la noblesse se rassemble et me poursuit.

Je manque mille fois périr, étouffée dans un cercle de Polonais

acharnés à me perdre. Enfin je trompai leur fureur, et après quatre

jours de courses dans la neige de ce qui fut mon royaume j’arrive me

réfugier ici. Je n’ai ni bu ni mangé ces quatre jours, Bougrelas me

serrait de près… Enfin me voilà sauvée. Ah! je suis morte de fatigue

et de froid. Mais je voudrais bien savoir ce qu’est devenu mon gros

polichinelle, je veux dire mon très respectable époux. Lui en ai-je

pris, de la finance. Lui en ai-je volé, des rixdales. Lui en ai-je

tiré, des carottes. Et son cheval à finances qui mourait de faim:

il ne voyait pas souvent d’avoine, le pauvre diable. Ah! la bonne

histoire. Mais hélas! j’ai perdu mon trésor! Il est à Varsovie, ira

le chercher qui voudra.

 

Père Ubu (commençant à se réveiller):

 

–Attrapez la Mère Ubu, coupez les oneilles!

 

Mère Ubu:

 

–Ah! Dieu! Où suis-je? Je perds la tête. Ah! non, Seigneur!

 

Grâce au ciel j’entrevoi

Monsieur le Père Ubu qui dort

auprès de moi.

 

Faisons la gentille. Eh bien, mon gros bonhomme, as-tu bien dormi?

 

Père Ubu:

 

–Fort mal! Il était bien dur cet ours! Combat des voraces contre les

coriaces, mais les voraces ont complètement mangé et dévoré les

coriaces, comme vous le verrez quand il fera jour: entendez-vous, nobles

Palotins!

 

Mère Ubu:

 

–Ou’est-ce qu’il bafouille? Il est encore plus bête que quand il est

parti. A qui en a-t-il?

 

Père Ubu:

 

–Cotice, Pile, répondez-moi, sac à merdre! Où êtes-vous? Ah! j’ai

peur. Mais enfin on a parlé. Qui a parlé? Ce n’est pas l’ours, je

suppose. Merdre! Où sont mes allumettes? Ah! je les ai perdues à la

bataille.

 

Mère Ubu (à part):

 

–Profitons de la situation et de la nuit, simulons une apparition

surnaturelle et faisons-lui promettre de nous pardonner nos larcins.

 

Père Ubu:

 

–Mais, par saint Antoine! on parle. Jambedieu! Je veux être pendu!

 

Mère Ubu (grossissant sa voix):

 

–Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et la trompette de l’archange

qui doit tirer les morts de la cendre et de la poussière finale ne

parlerait pas autrement! Ecoutez cette voix sévère. C’est celle de

saint Gabriel qui ne peut donner que de bons conseils.

 

Père Ubu:

 

–Oh! ça, en effet!

 

Mère Ubu:

 

-Ne m’interrompez pas ou je me tais et c’en fera fait de votre

giborgne!

 

Père Ubu:

 

–Ah! ma gidouille! Je me tais, je ne dis plus mot. Continuez,

madame l’Apparition!

 

Mère Ubu:

 

–Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez un gros bonhomme!

 

Père Ubu:

 

–Très gros, en effet, ceci est juste.

 

Mère Ubu:

 

–Taisez-vous, de par Dieu!

 

Père Ubu:

 

–Oh! les anges ne jurent pas!

 

Mère Ubu (à part):

 

–Merdre! (Continuant) Vous êtes marié, Monsieur Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Parfaitement, à la dernière des chipies!

 

Mère Ubu:

 

–Vous voulez dire que c’est une femme charmante.

 

Père Ubu:

 

–Une horreur. Elle a des griffes partout on ne sait par où la prendre.

 

Mère Ubu:

 

–Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et si vous la prenez

ainsi vous verrez qu’elle est au moins l’égale de la Vénus de Capoue.

 

Père Ubu:

 

–Oui dites-vous qui a des poux?

 

Mère Ubu:

 

–Vous n’écoutez pas, monsieur Ubu: prêtez-nous une oreille plus

attentive. (A part.) Mais hâtons-nous, le jour va se lever. Monsieur

Ubu, votre femme est adorable et délicieuse, elle n’a pas un seul

défaut.

 

Père Ubu:

 

–Vous vous trompez, il n’y a pas un défaut qu’elle ne possède.

 

Mère Ubu:

 

–Silence donc! Votre femme ne vous fait pas d’infidélités!

 

Père Ubu:

 

–Je voudrais bien voir qui pourrait être amoureux d’elle. C’est une

harpie!

 

Mère Ubu:

 

–Elle ne boit pas!

 

Père Ubu:

 

–Depuis que j’ai pris la clé de la cave. Avant, à sept heures du

matin elle était ronde et elle se parfumait à l’eau-de-vie. Maintenant

qu’elle se parfume à l’héliotrope elle ne sent pas plus mauvais. Ça

m’est égal, Mais maintenant il n’y a plus que moi à être rond!

 

Mère Ubu:

 

–Sot personnage!–Votre femme ne vous prend pas votre or.

 

Père Ubu:

 

–Non, c’est drôle!

 

Mère Ubu:

 

–Elle ne détourne pas un sou!

 

Père Ubu:

 

–Témoin monsieur notre noble et infortuné cheval à Phynances, qui,

n’étant pas nourri depuis trois mois, a dû faire la campagne entière

traîné par la bride à travers l’Ukraine. Aussi est-il mort à la tâche,

la pauvre bête!

 

Mère Ubu:

 

–Tout ceci sont des mensonges, votre femme est un modèle et vous quel

monstre vous faites!

 

Père Ubu:

 

–Tout ceci sont des vérités. Ma femme est une coquine et vous quelle

andouille vous faites!

 

Mère Ubu:

 

–Prenez garde, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Ah! c’est vrai, j’oubliais à qui je parlais. Non, je n’ai pas dit ça!

 

Mère Ubu:

 

–Vous avez tué Venceslas.

 

Père Ubu:

 

–Ce n’est pas ma faute, moi, bien sur. C’est la Mère Ubu qui a voulu.

 

Mère Ubu:

 

–Vous avez fait mourir Boleslas et Ladislas.

 

Père Ubu:

 

–Tant pis pour eux! Ils voulaient me taper!

 

Mère Ubu:

 

–Vous n’avez pas tenu votre promesse envers Bordure et plus tard vous

l’avez tué.

 

Père Ubu:

 

–J’aime mieux que ce soit moi que lui qui règne en Lithuanie. Pour le

moment ça n’est ni l’un ni l’autre. Ainsi vous voyez que ça n’est pas

moi.

 

Mère Ubu:

 

–Vous n’avez qu’une manière de vous faire pardonner tous vos méfaits.

 

Père Ubu:

 

–Laquelle? Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être

évêque et voir mon nom sur le calendrier.

 

Mère Ubu:

 

–Il faut pardonner à la Mère Ubu d’avoir détourné un peu d’argent.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, voilà! Je lui pardonnerai quand elle m’aura rendu tout,

qu’elle aura été bien rossée et qu’elle aura ressuscité mon cheval à

finances.

 

Mère Ubu:

 

–Il en est toqué de son cheval! Ah! je suis perdue, le jour se lève.

 

Père Ubu:

 

–Mais enfin je suis content de savoir maintenant assurément que ma

chère épouse me volait. Je le sais maintenant de source sûre. Omnis a

Deo scientia, ce qui veut dire: Omnis, toute; a Deo science; scientia,

vient de Dieu. Voilà l’explication du phénomène. Mais madame

l’Apparition ne dit plus rien. Que ne puisse lui offrir de quoi se

réconforter. Ce qu’elle disait était très amusant. Tiens, mais il fait

jour! Ah! Seigneur, de par mon cheval à finances, c’est la Mère Ubu!

 

Mère Ubu (effrontément):

 

–Ça n’est pas vrai, je vais vous excommunier.

 

Père Ubu:

 

–Ah! charogne!

 

Mère Ubu:

 

–Quelle impiété.

 

Père Ubu:

 

–Ah! c’est trop fort. Je vois bien que c’est toi, sotte chipie!

Pourquoi diable es-tu ici?

 

Mère Ubu:

 

–Giron est mort et les Polonais m’ont chassée.

 

Père Ubu:

 

–Et moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé: les beaux esprits se

rencontrent.

 

Mère Ubu:

 

–Dis donc qu’un bel esprit a rencontré une bourrique!

 

Père Ubu:

 

–Ah! eh bien, il va rencontrer un palmipède maintenant. (Il lui jette

l’ours.)

 

Mère Ubu (tombant accablée sous le poids de l’ours.)

 

–Ah! grand Dieu! Quelle horreur! Ah! je meurs! J’étouffe! il me mord!

Il m’avale! il me digère!

 

Père Ubu:

 

–Il est mort! grotesque. Oh! mais, au fait, peut-être que non! Ah!

Seigneur! non, il n’est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son

rocher.) Pater noster qui es…

 

Mère Ubu (se débarrassant):

 

–Tiens! où est-il?

 

Père Ubu:

 

–Ah! Seigneur! la voilà encore! Sotte créature, il n’y a donc pas

moyen de se débarrasser d’elle. Est-il mort, cet ours?

 

Mère Ubu:

 

–Eh oui, sotte bourrique, il est déjà tout froid. Comment est-il venu

ici?

 

Père Ubu (confus):

 

–Je ne sais pas. Ah! si, je sais! Il a voulu manger Pile et Cotice et

moi je l’ai tué d’un coup de Pater Noster.

 

Mère Ubu:

 

–Pile, Cotice, Pater Noster. Qu’est-ce que c’est que ça? il est fou,

ma finance!

 

Père Ubu:

 

–C’est très exact ce que je dis! Et toi tu es idiote, ma giborgne!

 

Mère Ubu:

 

–Raconte-moi ta campagne, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Oh! dame, non! C’est trop long. Tout ce que je sais, c’est que malgré

mon incontestable vaillance tout le monde m’a battu.

 

Mère Ubu:

 

–Comment, même les Polonais?

 

Père Ubu:

 

–Ils criaient: Vive Venceslas et Bougrelas. J’ai cru qu’on voulait

m’écarteler. Oh! les enragés! Et puis ils ont tué Rensky!

 

Mère Ubu:

 

–Ça m’est bien égal! Tu sais que Bougrelas a tué le Palotin Giron!

 

Père Ubu:

 

–Ça m’est bien égal! Et puis ils ont tué le pauvre Lascy!

 

Mère Ubu:

 

–Ça m’est bien égal!

 

Père Ubu:

 

–Oh! mais tout de même, arrive ici, charogne! Mets-toi à genoux devant

ton maître (il l’empoigne et la jette à genoux), tu vas subir le

dernier supplice.

 

Mère Ubu:

 

–Ho, ho, monsieur Ubu!

 

Père Ubu:

 

–Oh! oh! oh! après, as-tu fini? Moi je commence: torsion du nez,

arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les

oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du

postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière

(si au moins ça pouvait lui ôter les épines du caractère), sans

oublier l’ouverture de la vessie natatoire et finalement la grande

décollation renouvelée de saint Jean-Baptiste, le tout tiré des très

saintes Ecritures, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, mis en

ordre, corrigé et perfectionné par l’ici présent Maître des Finances!

Ça te va-t-il, andouille?

 

(Il la déchire.)

 

Mère Ubu:

 

–Grâce, monsieur Ubu!

 

(Grand bruit à l’entrée de la caverne.)

 

 

 

 

Scène II

 

 

LES MÊMES, BOUGRELAS se ruant dans la caverne avec ses SOLDATS.

 

 

Bougrelas:

 

–En avant, mes amis! Vive la Pologne!

 

Père Ubu:

 

–Oh! oh! attends un peu, monsieur le Polognard. Attends que j’en aie

fini avec madame ma moitié!

 

Bougrelas (le frappant):

 

–Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman!

 

Père Ubu (ripostant):

 

–Tiens! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard,

mouchard, savoyard, communard!

 

Mère Ubu (le battant aussi):

 

–Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon!

 

(Les Soldats se ruent sur les Ubs, qui se défendent de leur mieux.)

 

Père Ubu:

 

–Dieux! quels renfoncements!

 

Mère Ubu:

 

–On a des pieds, messieurs les Polonais.

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, ça va-t-il finir, à la fin de la fin?

Encore un! Ah! si j’avais ici mon cheval à phynances!

 

Bougrelas:

 

–Tapez, tapez toujours.

 

Voix au dehors:

 

–Vive le Père Ubé, notre grand financier!

 

Père Ubu:

 

–Ah! les voilà. Hurrah! Voilà les Pères Ubus. En avant, arrivez, on

a besoin de vous, messieurs des Finances!

 

(Entrent les Palotins, qui se jettent dans la mêlée.)

 

Cotice:

 

–A la porte les Polonais!

 

Pile:

 

–Hon! nous nous revoyons, Monsieuye des Finances. En avant, poussez

vigoureusement, gagnez la porte, une fois dehors il n’y aura plus

qu’à se sauver.

 

Père Ubu:

 

–Oh! ça, c’est mon plus fort. O comme il tape.

 

Bougrelas:

 

–Dieu! je suis blessé.

 

Stanislas Leczinski:

 

–Ce n’est rien, Sire.

 

Bougrelas:

 

–Non, je suis seulement étourdi.

 

Jean Sobieski:

 

–Tapez, tapez toujours, ils gagnent la porte, les gueux.

 

Cotice:

 

–On approche, suivez le monde. Par conséquent de quoye, je vois le

ciel.

 

Pile:

 

–Courage, sire Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Ah! j’en fais dans ma culotte. En avant, cornegidouille! Tudez,

saignez, écorchez, massacrez, corne d’Ubu! Ah! ça diminue!

 

Cotice:

 

–Il n’y en a plus que deux à garder la porte.

 

Père Ubu (les assommant à coups d’ours):

 

–Et d’un et de deux! Ouf! me voilà dehors! Sauvons-nous! suivez, les

autres, et vivement!

 

  

Scène III

 

 

La scène représente la province de Livonie couverte de neige.

LES UBS & LEUR SUITE en fuite.

 

 

Père Ubu:

 

–Ah! je crois qu’ils ont renoncé à nous attraper.

 

Mère Ubu:

 

–Oui, Bougrelas est allé se faire couronner.

 

Père Ubu:

 

–Je ne la lui envie pas, sa couronne.

 

Mère Ubu:

 

–Tu as bien raison, Père Ubu.

 

(Ils disparaissent dans le lointain.)

 

 

 

Scène IV

 

 

Le pont d’un navire courant au plus près sur la Baltique. Sur le pont

le PÈRE UBU & toute sa bande.

 

 

Le Commandant:

 

–Ah! quelle belle brise.

 

Père Ubu:

 

–Il est de fait que nous filons avec une rapidité qui tient du

prodige. Nous devons faire au moins un million de noeuds à l’heure

et ces noeuds ont ceci de bon qu’une fois faits ils ne se défont

pas. Il est vrai que nous avons vent arrière.

 

Pile:

 

–Quel triste imbécile.

 

(Une risée arrive, le navire couche et blanchit la mer.)

 

Père Ubu:

 

–Oh! Ah! Dieu! nous voilà chavirés. Mais il va tout de travers, il va

tomber ton bateau.

 

Le Commandant:

 

–Tout le monde sous le vent, bordez la misaine!

 

Père Ubu:

 

–Ah! mais non, par exemple! Ne vous mettez pas tous du même côté!

C’est imprudent ça. Et supposez que le vent vienne à changer de côté:

tout le monde irait au fond de l’eau et les poissons nous mangeront.

 

Le Commandant:

 

–N’arrivez pas, serrez près et plein!

 

Père Ubu:

 

–Si! Si! Arrivez. Je suis pressé, moi! Arrivez, entendez-vous! C’est

ta faute, brute de capitaine, si nous n’arrivons pas. Nous devrions

être arrivés. Oh oh, mais je vais commander, moi, alors! Pare à virer!

A Dieu vat. Mouillez, virez vent devant, virez vent arrière. Hissez les

voiles, serrez les voiles, la barre dessus, la barre dessous, la barre

à côté. Vous voyez, ça va très bien. Venez en travers à la lame et

alors ce sera parfait.

 

(Tous se tordent, la brise fraîchit.)

 

Le Commandant:

 

–Amenez le grand foc, prenez un ris aux huniers!

 

Père Ubu:

 

–Ceci n’est pas mal, c’est même bon! Entendez-vous, monsieur

l’Equipage? amenez le grand coq et allez faire un tour dans les

pruniers.

 

(Plusieurs agonisent de rire. Une lame embarque.)

 

Père Ubu:

 

Oh! quel déluge! Ceci est un effet des manoeuvres que nous avons

données.

 

Mère Ubu & Pile:

 

–Délicieuse chose que la navigation.

 

(Deuxième lame embarque.)

 

Pile (inondé):

 

–Méfiez-vous de Satan et de ses pompes.

 

Père Ubu:

 

–Sire garçon, apportez-nous à boire.

 

(Tous s’installent à boir.)

 

Mère Ubu:

 

Ah! quel délice de revoir bientôt la douce France, nos vieux amis et

notre château de Mondragon!

 

Père Ubu:

 

–Eh! nous y serons bientôt. Nous arrivons à l’instant sous le château

d’Elseneur.

 

Pile:

 

–Je me sens ragaillardi à l’idée de revoir ma chère Espagne.

 

Cotice:

 

–Oui, et nous éblouirons nos compatriotes des récits de nos aventures

merveilleuses.

 

Père Ubu:

 

–Oh! ça, évidemment! Et moi je me ferai nommer Maître des Finances

à Paris.

 

Mère Ubu:

 

–C’est cela! Ah! quelle secousse!

 

Cotice:

 

–Ce n’est rien, nous venons de doubler la pointe d’Elfeneur.

 

Pile:

 

–Et maintenant notre noble navire s’élance à toute vitesse sur les

sombres lames de la mer du Nord.

 

Père Ubu:

 

–Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie,

ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins

germains.

 

Mère Ubu:

 

–Voilà ce que j’appelle de l’érudition. On dit ce pays fort beau.

 

Père Ubu:

 

–Ah! messieurs! si beau qu’il soit il ne vaut pas la Pologne. S’il

n’y avait pas de Pologne il n’y aurait pas de Polonais!

 

 

FIN

 

Alfred Jarry

Ubu roi

Acte V

 

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Alfred Jarry: Ubu roi – Acte IV

 

Alfred Jarry

UBU ROI


 

Acte IV

Scène Première

 

La crypte des anciens rois de Pologne dans la cathédrale de

Varsovie.

 

 

MÈRE UBU

 

Où donc est ce trésor? Aucune dalle ne sonne creux. J’ai pourtant bien

compté treize pierres après le tombeau de Ladislas le Grand en allant

le long du mur, et il n’y a rien. Il faut qu’on m’ait trompée. Voilà

cependant: ici la pierre sonne creux. A l’oeuvre, Mère Ubu. Courage,

descellons cette pierre. Elle tient bon. Prenons ce bout de croc à

finances qui fera encore son office. Voilà! Voilà l’or au milieu des

ossements des rois. Dans notre sac, alors, tout! Eh! quel est ce

bruit? Dans ces vieilles voûtes y aurait-il encore des vivants? Non,

ce n’est rien, hâtons-nous. Prenons tout. Cet argent sera mieux à la

face du jour qu’au milieu des tombeaux des anciens princes. Remettons

la pierre. Eh quoi! toujours ce bruit. Ma présence en ces lieux me

cause une étrange frayeur. Je prendrai le reste de cet or une autre

fois, je reviendrai demain.

 

Une voix (sortant du tombeau de Jean Sigismond):

 

–Jamais, Mère Ubu!

 

(La Mère Ubu se sauve affolée emportant l’or volé par la porte

secrète.)

 

 

 

 

Scène II

 

 

La place de Varsovie.

 

BOUGRELAS & SES PARTISANS, PEUPLE & SOLDATS.

 

 

Bougrelas:

 

–En avant, mes amis! Vive Venceslas et la Pologne! le vieux gredin de

Père Ubu est parti, il ne reste plus que la sorcière de Mère Ubu avec

son Palotin. Je m’offre à marcher à votre tête et à rétablir la race

de mes pères.

 

Tous:

 

–Vive Bougrelas!

 

Bougrelas:

 

–Et nous supprimerons tous les impôts établis par l’affreux Père Ub.

 

Tous:

 

–Hurrah! en avant! Courons au palais et massacrons cette engeance.

 

Bougrelas:

 

–Eh! voilà la Mère Ubu qui sort avec ses gardes sur le perron!

 

Mère Ubu:

 

–Que voulez-vous, messieurs? Ah! c’est Bougrelas.

 

(La foule lance des pierres.)

 

Premier Garde:

 

–Tous les carreaux sont cassés.

 

Deuxième Garde:

 

–Saint Georges, me voilà assommé.

 

Troisième Garde:

 

–Cornebleu, je meurs.

 

Bougrelas:

 

–Lancez des pierres, mes amis.

 

Le Palotin Giron:

 

–Hon! C’est ainsi! (Il dégaîne et se précipite faisant un carnage

épouvantable.)

 

Bougrelas:

 

–A nous deux! Défends-toi, lâche pistolet.

 

(Ils se battent.)

 

Giron:

 

–Je suis mort!

 

Bougrelas:

 

–Victoire, mes amis! Sus à la Mère Ubu!

 

(On entend des trompettes].)

 

Bougrelas:

 

–Ah! voilà les Nobles qui arrivent. Courons, attrapons la mauvaise

harpie!

 

Tous:

 

–En attendant que nous étranglions le vieux bandit!

 

(La Mère Ubu se sauve poursuivie par tous les Polonais. Coups de

fusil et grêle de pierres.)

 

 

 

 

Scène III

 

 

L’armée polonaise en marche dans l’Ukraine.

 

 

Père Ubu:

 

–Cornebleu, jambedieu, tête de vache! nous allons périr, car nous

mourons de soif et sommes fatigué. Sire Soldat, ayez l’obligeance de

porter notre casque à finances, et vous, sire Lancier, chargez-vous du

ciseau à merdre et du bâton à physique pour soulager notre personne,

car, je le répète, nous sommes fatigué.

 

(Les soldats obéissent.)

 

Pile:

 

–Hon! Monsieuye! il est étonnant que les Russes n’apparaissent point.

 

Père Ubu:

 

–Il est regrettable que l’état de nos finances ne nous permette pas

d’avoir une voiture à notre taille; car, par crainte de démolir notre

monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant notre cheval

par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous

imaginerons, au moyen de notre science en physique et aidé des

lumières de nos conseillers, une voiture à vent pour transporter

toute l’armée.

 

Cotice:

 

–Voilà Nicolas Rensky qui se précipite.

 

Père Ubu:

 

–Et qu’a-t-il, ce garçon?

 

Rensky:

 

–Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés. Giron est tué et

la Mère Ubu est en fuite dans les montagnes.

 

Père Ubu:

 

–Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres! Où as-tu péché

ces sornettes? En voilà d’une autre! Et qui a fait ça? Bougrelas, je

parie. D’où viens-tu?

 

Rensky:

 

–De Varsovie, noble Seigneur.

 

Père Ubu:

 

–Garçon de ma merdre, si je t’en croyais je ferais rebrousser chemin

à toute l’armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de

plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes

mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à

estocader de nos armes, tant à merdre qu’à phynances et à physique.

 

Le général Lascy:

 

–Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes?

 

Père Ubu:

 

–C’est vrai, les Russes! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen

de s’en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous

serons en butte à tous les coups.

 

L’Armée:

 

–Les Russes! L’ennemi!

 

Père Ubu:

 

–Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous

allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de

descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante

et vous autres graviterez autour de moi. J’ai à vous recommander de

mettre dans les fusils autant de balles qu’ils en pourront tenir, car

8 balles peuvent tuer 8 Russes et c’est autant que je n’aurai pas sur

le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour

recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se

jeter dans la confusion, et l’artillerie autour du moulin à vent ici

présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans

le moulin à vent et tirerons avec le pistolet à phynances par la

fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton à physique, et

si quelqu’un essaye d’entrer, gare au croc à merdre!!!

 

Officiers:

 

–Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.

 

Père Ubu:

 

–Eh cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il?

 

Le général Lascy:

 

–Onze heures du matin.

 

Père Ubu:

 

–Alors, nous allons dîner, car les Russes n’attaqueront pas avant

midi. Dites aux soldats, Seigneur Général, de faire leurs besoins et

d’entonner la Chanson à Finances.

 

(Lasky s’en va.)

 

Soldats et Palotins:

 

–Vive le Père Ubu, notre grand Financier! Ting, ting, ting; ting,

ting, ting; ting, ting, tating!

 

Père Ubu:

 

–O les braves gens, je les adore. (Un boulet russe arrive et casse

l’aile du moulin.) Ah! j’ai peur, Sire Dieu, je suis mort! et

cependant non, je n’ai rien.

 

 


 

Scène IV

 

 

LES MÊMES, UN CAPITAINE, puis L’ARMÉE RUSSE.

 

 

Un Capitaine (arrivant):

 

–Sire Ubu, les Russes attaquent.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, après, que veux-tu que j’y fasse? ce n’est pas moi qui le

leur ai dit. Cependant, Messieurs des Finances, préparons-nous au

combat.

 

Le Général Lascy:

 

–Un second boulet.

 

Père Ubu:

 

–Ah! je n’y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer et nous

pourrions endommager notre précieuse personne. Descendons. (Tous

descendent au pas de course. La bataille vient de s’engager. Ils

disparaissent dans des torrents de fumée au pied de la colline.)

 

Un Russe (frappant).

 

–Pour Dieu et le Czar!

 

Rensky:

 

–Ah! je suis mort.

 

Père Ubu:

 

–En avant! Ah, toi, Monsieur, que je t’attrape, car tu m’as fait mal,

entends-tu? sac à vin! avec ton flingot qui ne part pas.

 

Le Russe:

 

–Ah! voyez-vous ça. (Il lui tire un coup de revolver.)

 

Père Ubu:

 

–Ah! Oh! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis

administré, je suis enterré. Oh, mais tout de même! Ah! je le tiens,

(Il le déchire.) Tiens! recommenceras-tu, maintenant!

 

Le général Lascy:

 

–En avant, poussons vigoureusement, passons le fossé. La victoire est

à nous

 

Père Ubu:

 

–Tu crois? Jusqu’ici je sens sur mon front plus de bosses que de

lauriers.

 

Cavaliers russes:

 

–Hurrah! Place au Czar!

 

Le Czar arrive accompagné de Bordure déguisé.)

 

Un Polonais:

 

–Ah! Seigneur! Sauve qui peut, voilà le Czar!

 

Un Autre:

 

–Ah! mon Dieu! il passe le fossé.

 

Un Autre:

 

–Pif! Paf! en voilà quatre d’assommés par ce grand bougre de

lieutenant.

 

Bordure:

 

–Ah! vous n’avez pas fini, vous autres! Tiens, Jean Sobiesky, voilà

ton compte. (Il l’assomme.) A d’autres, maintenant! (Il fait un

massacre de Polonais.)

 

Père Ubu:

 

–En avant, mes amis! Attrapez ce bélître! En compote les Moscovites!

La victoire est à nous. Vive l’Aigle Rouge!

 

Tous:

 

–En avant! Hurrah! Jambedieu! Attrapez le grand bougre.

 

Bordure:

 

–Par saint Georges, je suis tombé.

 

Père Ubu (le reconnaissant):

 

–Ah! c’est toi, Bordure! Ah! mon ami. Nous sommes bien heureux ainsi

que toute la compagnie de te retrouver. Je vais te faire cuire à petit

feu. Messieurs des Finances, allumez du feu. Oh! Ah! Oh! Je suis mort.

C’est au moins un coup de canon que j’ai reçu. Ah! mon Dieu,

pardonnez-moi mes péchés. Oui, c’est bien un coup de canon.

 

Bordure:

 

–C’est un coup de pistolet chargé à poudre.

 

Père Ubu:

 

–Ah! tu te moques de moi! Encore! A la pôche! (Il se rue sur lui et le

déchire.)

 

Le général Lascy:

 

–Père Ubu, nous avançons partout.

 

Père Ubu:

 

–Je le vois bien, je n’en peux plus, je suis criblé de coups de pied,

je voudrais m’asseoir par terre. Oh! ma bouteille.

 

Le général Lascy:

 

–Allez prendre celle du Czar, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Eh! j’y vais de ce pas. Allons! Sabre à merdre, fais ton office,

et toi, croc à finances, ne reste pas en arrière. Que le bâton à

physique travaille d’une généreuse émulation et partage avec le petit

bout de bois l’honneur de massacrer, creuser et exploiter l’Empereur

moscovite. En avant. Monsieur notre cheval à finances! (Il se rue sur

le Czar.)

 

Un Officier russe:

 

–En garde, Majesté!

 

Père Ubu:

 

–Tiens, toi! Oh! aïe! Ah! mais tout de même. Ah! monsieur, pardon,

laissez-moi tranquille. Oh! mais, je n’ai pas fait exprès!

 

(Il se sauve. Le Czar le poursuit)

 

Père Ubu:

 

–Sainte Vierge, cet enragé me poursuit! Qu’ai-je fait, grand Dieu!

Ah! bon, il y a encore le fossé à repasser. Ah! je le sens derrière

moi et le fossé devant! Courage, fermons les yeux.

 

(_Il saute le fossé. Le Czar y tombe.)

 

Le Czar:

 

–Bon, je suis dedans.

 

Polonais:

 

–Hurrah! le Czar est à bas!

 

Père Ubu:

 

–Ah! j’ose à peine me retourner! Il est dedans. Ah! c’est bien fait

et on tape dessus. Allons, Polonais, allez-y à tour de bras, il a bon

dos le misérable! Moi je n’ose pas le regarder! Et cependant notre

prédiction s’est complètement réalisée, le bâton à physique a fait

merveilles et nul doute que je ne l’eusse complètement tué si une

inexplicable terreur n’était venue combattre et annuler en nous les

effets de notre courage. Mais nous avons dû soudainement tourner

casaque, et nous n’avons dû notre salut qu’à notre habileté comme

cavalier ainsi qu’à la solidité des jarrets de notre cheval à

finances, dont la rapidité n’a d’égale que la solidité et dont la

légèreté fait la célébrité, ainsi qu’à la profondeur du fossé qui

s’est trouvé fort à propos sous les pas de l’ennemi de nous l’ici

présent Maître des Phynances. Tout ceci est fort beau, mais personne

ne m’écoute. Allons! bon, ça recommence!

 

(Les Dragons russes font une charge et délivrent le Czar.)

 

Le général Lascy:

 

–Cette fois, c’est la débandade.

 

Père Ubu:

 

–Ah! voici l’occasion de se tirer des pieds. Or donc, Messieurs les

Polonais, en avant! ou plutôt en arrière!

 

Polonais:

 

–Sauve qui peut!

 

Père Ubu:

 

–Allons! en route. Quel tas de gens, quelle suite, quelle multitude,

comment me tirer de ce gâchis? (_Il est bousculé_.) Ah! mais toi! fais

attention, ou tu vas expérimenter la bouillante valeur du Maître des

Finances. Ah! il est parti, sauvons-nous et vivement pendant que Lascy

ne nous voit pas. (_Il sort, ensuite on voit passer_ le Czar _et_

l’Armée russe _poursuivant_ les Polonais.)

 

 

 

Scène V

 

 

Une caverne en Lithuanie (il neige.)

 

PÈRE UBU, PILE, COTICE

 

 

Père Ubu:

 

–Ah! le chien de temps, il gèle à pierre à fendre et la personne du

Maître des Finances s’en trouve fort endommagée.

 

Pile:

 

–Hon! Monsieuye Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre

fuite?

 

Père Ubu:

 

–Oui! je n’ai plus peur, mais j’ai encore la fuite.

 

Cotice (à part):

 

–Quel pourceau.

 

Père Ubu:

 

–Eh! sire Cotice, votre oneille, comment va-t-elle?

 

Cotice:

 

–Aussi bien, Monsieuye, qu’elle peut aller tout en allant très mal.

Par conséquent de quoye, le plomb la penche vers la terre et je n’ai

pu extraire la balle.

 

Père Ubu:

 

–Tiens, c’est bien fait! Toi, aussi, tu voulais toujours taper les

autres. Moi j’ai déployé la plus grande valeur, et sans m’exposer j’ai

massacré quatre ennemis de ma propre main, sans compter tous ceux qui

étaient déjà morts et que nous avons achevés.

 

Cotice:

 

–Savez-vous, Pile, ce qu’est devenu le petit Rensky?

 

Pile:

 

–Il a reçu une balle dans la tête.

 

Père Ubu:

 

–Ainsi que le coquelicot et le pissenlit à la fleur de leur âge sont

fauchés par l’impitoyable faux de l’impitoyable faucheur qui fauche

impitoyablement leur pitoyable binette,–ainsi le petit Rensky a fait

le coquelicot, il s’est fort bien battu cependant, mais aussi il y

avait trop de Russes.

 

Pile & Cotice:

 

–Hon, Monsieuye!

 

Un écho:

 

–Hhrron!

 

Pile:

 

–Qu’est-ce? Armons-nous de nos lumelles.

 

Père Ubu:

 

–Ah, non! par exemple, encore des Russes, je parie! J’en ai assez! et

puis c’est bien simple, s’ils m’attrapent ji lon fous à la poche.

 

 

 

 

Scène VI

 

 

LES MÊMES, entre UN OURS

 

 

Cotice:

 

–Hon, Monsieuye des Finances!

 

Père Ubu:

 

–Oh! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

 

Pile:

 

–Prenez garde! Ah! quel énorme ours: mes cartouches!

 

Père Ubu:

 

–Un ours! Ah! l’atroce bête. Oh! pauvre homme, me voilà mangé. Que

Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Cotice qu’il attrape.

Ah! je respire. (L’Ours se jette sur Cotice. Pile l’attaque à coups

de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.)

 

Cotice:

 

–A moi, Pile! à moi! au secours, Monsieuye Ubu!

 

Père Ubu:

 

–Bernique! Débrouille-toi, mon ami: pour le moment, nous faisons

notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé.

 

Pile:

 

–Je l’ai, je le tiens.

 

Cotice:

 

–Ferme, ami, il commence à me lâcher.

 

Père Ubu:

 

–Sanctificetur nomen tuum.

 

Cotice:

 

–Lâche bougre!

 

Pile:

 

–Ah! il me mord! O Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

 

Père Ubu:

 

–Fiat voluntas tua.

 

Cotice:

 

–Ah! j’ai réussi à le blesser.

 

Pile:

 

–Hurrah! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palotins, l’Ours

beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)

 

Cotice:

 

–Tiens-le ferme, que j’attrape mon coup-de-poing explosif.

 

Père Ubu:

 

–Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

 

Pile:

 

–L’as-tu enfin, je n’en peux plus.

 

Père Ubu:

 

–Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

 

Cotice:

 

–Ah! je l’ai. (Une explosion retentit et l’Ours tombe mort.)

 

Pile & Cotice:

 

–Victoire!

 

Père Ubu:

 

–Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort? Puis-je

descendre de mon rocher?

 

Pile (avec mépris):

 

–Tant que vous voudrez.

 

Père Ubu (descendant):

 

–Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si

vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu

magnanime du Maître des Finances, qui s’est évertué, échiné et

égofillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié

avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous

avez manié avec adresse le temporel de l’ici présent Palotin Cotice

coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre

dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort

haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

 

Pile:

 

–Révoltante bourrique.

 

Père Ubu:

 

–Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel

ventre, messieurs! Les Grecs y auraient été plus à l’aise que dans le

cheval de bois, et peu s’en est fallu, chers amis, que nous n’ayons pu

aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

 

Pile:

 

–Je meurs de faim. Que manger?

 

Cotice:

 

–L’ours!

 

Père Ubu:

 

–Eh! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru? Nous n’avons rien

pour faire du feu.

 

Pile:

 

–N’avons-nous pas nos pierres à fusil?

 

Père Ubu:

 

–Tiens, c’est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d’ici un

petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher,

Sire Cotice. (Cotice s’éloigne à travers la neige.)

 

Pile:

 

–Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l’ours.

 

Père Ubu:

 

–Oh non! Il n’est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à

moitié mangé et mordu de toutes parts, c’est tout à fait dans ton

rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois.

(Pile commence à dépecer l’ours.)

 

Père Ubu:

 

–Oh, prends garde! il a bougé.

 

Pile:

 

–Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

 

Père Ubu:

 

–C’est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va

procurer une indigestion au Maître des Finances.

 

Pile (à part):

 

–C’est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne

puis faire toute la besogne.

 

Père Ubu:

 

–Non, je ne veux rien faire, moi! Je suis fatigué, bien sûr!

 

Cotice (rentrant):

 

–Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La

nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour

voir encore clair.

 

Père Ubu:

 

–Oui, entends-tu, Pile? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux! Embrochez

la bête, cuisez la bête, j’ai faim, moi!

 

Pile:

 

–Ah, c’est trop fort, à la fin! Il faudra travailler ou bien tu

n’auras rien, entends-tu, goinfre!

 

Père Ubu:

 

–Oh! ça m’est égal, j’aime autant le manger tout cru, c’est vous qui

serez bien attrapés. Et puis j’ai sommeil, moi!

 

Cotice:

 

–Que voulez-vous, Pile? Faisons le dîner tout seuls. Il n’en aura

pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.

 

Pile:

 

–C’est bien. Ah, voilà le feu qui flambe.

 

Père Ubu:

 

–Oh! c’est bon ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes

partout. Quelle fuite, grand Dieu! Ah! (Il tombe endormi.)

 

Cotice:

 

–Je voudrais savoir si ce que disait Rensky est vrai, si la Mère Ubu

est vraiment détrônée. Ça n’aurait rien d’impossible.

 

Pile:

 

–Finissons de faire le souper.

 

Cotice:

 

–Non, nous avons à parler de choses plus importantes. Je pense qu’il

serait bon de nous enquérir de la véracité de ces nouvelles.

 

Pile:

 

–C’est vrai, faut-il abandonner le Père Ubu ou rester avec lui?

 

Cotice:

 

–La nuit porte conseil. Dormons, nous verrons demain ce qu’il faut

faire.

 

Pile:

 

–Non, il vaut mieux profiter de la nuit pour nous en aller.

 

Cotice:

 

–Partons, alors.

 

(Ils partent.)

 

 

 

 

Scène VII

 

 

UBU parle en dormant.

 

 

Ah! Sire Dragon russe, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a

du monde. Ah! voilà Bordure, qu’il est mauvais, on dirait un ours. Et

Bougrelas qui vient sur moi! L’ours, l’ours! Ah! le voilà à bas! qu’il

est dur, grand Dieu! Je ne veux rien faire, moi! Va-t’en, Bougrelas!

Entends-tu, drôle? Voilà Rensky maintenant, et le Czar! Oh! ils vont

me battre. Et la Rbue. Où as-tu pris tout cet or? Tu m’as pris mon

or, misérable, tu as été farfouiller dans mon tombeau qui est dans

la cathédrale de Varsovie, près de la Lune. Je suis mort depuis

longtemps, moi, c’est Bougrelas qui m’a tué et je suis enterré à

Varsovie près de Vladislas le Grand, et aussi à Cracovie près de Jean

Sigismond, et aussi à Thorn dans la casemate avec Bordure! Le voilà

encore. Mais va-t’en, maudit ours. Tu ressembles à Bordure. Entends-tu

bête de Satan? Non, il n’entend pas, les Salopins lui ont coupé les

oneilles. Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez la finance

et buvez jusqu’à la mort, c’est la vie des Salopins, c’est le bonheur

du Maître des Finances.

 

(Il se tait et dort.)

 

 

Fin du Quatrième Acte.

Alfred Jarry

Ubu roi

Acte IV

 

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Alfred Jarry: Ubu roi – Acte III

Alfred Jarry

UBU ROI


 

Acte III

 

Scène Première

 

 

Le palais.

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU.

 

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, me voici roi dans ce pays. Je me suis

déjà flanqué une indigestion et on va m’apporter ma grande capeline.

 

Mère Ubu:

 

–En quoi est-elle, Père Ubu? car nous avons beau être rois, il faut

être économes.

 

Père Ubu:

 

–Madame ma femelle, elle est en peau de mouton avec une agrafe et

des brides en peau de chien.

 

Mère Ubu:

 

–Voilà qui est beau, mais il est encore plus beau d’être rois.

 

Père Ubu:

 

–Oui, tu as eu raison, Mère Ubu.

 

Mère Ubu:

 

–Nous avons une grande reconnaissance au duc de Lithuanie.

 

Père Ubu:

 

–Qui donc?

 

Mère Ubu:

 

–Eh! le capitaine Bordure.

 

Père Ubu:

 

–De grâce, Mère Ubu, ne me parle pas de ce bouffre. Maintenant que je

n’ai plus besoin de lui il peut bien se brosser le ventre, il n’aura

point son duché.

 

Mère Ubu:

 

–Tu as grand tort, Père Ubu, il va se tourner contre toi.

 

Père Ubu:

 

–Oh! je le plains bien, ce petit homme, je m’en soucie autant que de

Bougrelas.

 

Mère Ubu:

 

–Eh! crois-tu en avoir fini avec Bougrelas?

 

Père Ubu:

 

–Sabre à finances, évidemment! que veux-tu qu’il me fasse, ce petit

sagouin de quatorze ans?

 

Mère Ubu:

 

–Père Ubu, fais attention à ce que je te dis. Crois-moi, tâche de

t’attacher Bougrelas par tes bienfaits.

 

Père Ubu:

 

–Encore de l’argent à donner. Ah! non, du coup! vous m’avez fait

gâcher bien vingt-deux millions.

 

Mère Ubu:

 

–Fais à ta tête, Père Ubu, il t’en cuira.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, tu seras avec moi dans la marmite.

 

Mère Ubu:

 

–Écoute, encore une fois, je suis sûre que le jeune Bougrelas

l’emportera, car il a pour lui le bon droit.

 

Père Ubu:

 

–Ah! saleté! le mauvais droit ne vaut-il pas le bon? Ah! tu

m’injuries, Mère Ubu, je vais te mettre en morceaux. (La Mère Ubu

se sauve poursuivie par Ubu.)

 

 

 

 

Scène II

 

 

La grande salle du palais.

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, OFFICIERS & SOLDATS, GIRON, PILE, COTICE, NOBLES

enchaînés, FINANCIERS, MAGISTRATS, GREFFIERS.

 

 

Père Ubu:

 

–Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à

Nobles et le bouquin à Nobles! ensuite, faites avancer les Nobles.

 

(On pousse brutalement les Nobles.)

 

Mère Ubu:

 

–De grâce, modère-toi, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais

faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

 

Nobles:

 

–Horreur! à nous, peuple et soldats!

 

Père Ubu:

 

–Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui

seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont

dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les

décervelera.–(Au Noble.) Qui es-tu, bouffre?

 

Le Noble:

 

–Comte de Vitepsk.

 

Père Ubu:

 

–De combien sont tes revenus?

 

Le Noble:

 

–Trois millions de rixdales.

 

Père Ubu:

 

–Condamné! (Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.)

 

Mère Ubu:

 

–Quelle basse férocité!

 

Père Ubu:

 

–Second Noble, qui es-tu? (Le Noble _ne répond rien_.) Répondras-tu,

bouffre?

 

Le Noble:

 

–Grand-duc de Posen.

 

Père Ubu:

 

–Excellent! excellent! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe.

Troisième Noble, qui es-tu? tu as une sale tête.

 

Le Noble:

 

–Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

 

Père Ubu:

 

–Très bien! très bien! Tu n’as rien autre chose?

 

Le Noble:

 

–Rien.

 

Père Ubu:

 

–Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu?

 

Le Noble:

 

–Prince de Podolie.

 

Père Ubu:

 

–Quels sont tes revenus?

 

Le Noble:

 

–Je suis ruiné.

 

Père Ubu:

 

–Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième noble,

qui es-tu?

 

Le Noble:

 

–Margrave de Thorn, palatin de Polock.

 

Père Ubu:

 

–Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose?

 

Le Noble:

 

–Cela me suffisait.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu’as-tu à pigner,

Mère Ubu?

 

Mère Ubu:

 

–Tu es trop féroce, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Eh! je m’enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens.

Greffier, lisez MA liste de MES biens.

 

Le Greffier:

 

–Comté de Sandomir.

 

Père Ubu:

 

–Commence par les principautés, stupide bougre!

 

Le Greffier:

 

–Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande,

comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat

de Thorn.

 

Père Ubu:

 

–Et puis après?

 

Le Greffier:

 

–C’est tout.

 

Père Ubu:

 

–Comment, c’est tout! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je

ne finirai pas de m’enrichir je vais faire exécuter tous les Nobles,

et ainsi j’aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans

la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus

vite, je veux faire des lois maintenant.

 

Plusieurs:

 

–On va voir ça.

 

Père Ubu:

 

–Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux

finances.

 

Plusieurs Magistrats:

 

–Nous nous opposons à tout changement.

 

Père Ubu:

 

–Merdre. D’abord les magistrats ne seront plus payés.

 

Magistrats:

 

–Et de quoi vivrons-nous? Nous sommes pauvres.

 

Père Ubu:

 

–Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des

condamnés à mort.

 

Un Magistrat:

 

–Horreur.

 

Deuxième:

 

–Infamie.

 

Troisième:

 

–Scandale.

 

Quatrième:

 

–Indignité.

 

Tous:

 

–Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

 

Père Ubu:

 

–A la trappe les magistrats! (Ils se débattent en vain.)

 

Mère Ubu:

 

–Eh! que fais-tu, Père Ubu? Qui rendra maintenant la justice?

 

Père Ubu:

 

–Tiens! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

 

Mère Ubu:

 

–Oui, ce sera du propre.

 

Père Ubu:

 

–Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs,

procéder aux finances.

 

Financiers:

 

–Il n’y a rien à changer.

 

Père Ubu:

 

–Comment, je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi

la moitié des impôts.

 

Financiers:

 

–Pas gêné.

 

Père Ubu:

 

–Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la

propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième

sur les mariages et un quatrième fur les décès, de quinze francs

chacun.

 

Premier Financier:

 

–Mais c’est idiot, Père Ubu.

 

Deuxième Financier:

 

–C’est absurde.

 

Troisième Financier:

 

–Ça n’a ni queue ni tête.

 

Père Ubu:

 

–Vous vous fichez de moi! Dans la trappe les financiers! (On

enfourne les financiers.)

 

Mère Ubu:

 

–Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

 

Père Ubu:

 

–Eh merdre!

 

Mère Ubu:

 

–Plus de justice, plus de finances.

 

Père Ubu:

 

–Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village

recueillir les impôts.

 

 

 

Scène III

 

 

Une maison de paysans dans les environs de Varsovie.

 

PLUSIEURS PAYSANS sont assemblés.

 

 

Un Paysan (entrant):

 

–Apprenez la grande nouvelle. Le roi est mort, les ducs aussi et le

jeune Bougrelas s’est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus,

le Père Ubu s’est emparé du trône.

 

Un Autre:

 

–J’en sais bien d’autres. Je viens de Cracovie, où j’ai vu emporter

les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats

qu’on a tués, et il paraît qu’on va doubler les impôts et que le Père

Ubu viendra les ramasser lui-même.

 

Tous:

 

–Grand Dieu! qu’allons-nous devenir? le Père Ubu est un affreux

sagouin et sa famille est, dit’on, abominable.

 

Un Paysan:

 

–Mais, écoutez: ne dirait-on pas qu’on frappe à la porte?

 

Une voix (au dehors):

 

–Cornegidouille! Ouvrez, de par ma merdre, par saint Jean, saint

Pierre et saint Nicolas! ouvrez, sabre à finances, corne finances, je

viens chercher les impôts! (La porte est défoncée, Ubu pénètre

suivi d’une légion de Grippe-Sous.)

 


 

 

Scène IV

 

 

Père Ubu:

 

–Qui de vous est le plus vieux? (Un paysan s’avance.) Comment te

nommes-tu?

 

Le Paysan:

 

–Stanislas Leczinski.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te

couperont les oneilles. Mais, vas-tu m’écouter enfin?

 

Stanislas:

 

–Mais Votre Excellence n’a encore rien dit.

 

Père Ubu:

 

–Comment, je parle depuis une heure. Crois-tu que ji vienne ici pour

prêcher dans le désert?

 

Stanislas:

 

–Loin de moi cette pensée.

 

Père Ubu:

 

–Je viens donc te dire, t’ordonner et te signifier que tu aies à

produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré.

Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin

à phynances. (On apporte le voiturin.)

 

Stanislas:

 

–Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent

cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura

tantôt six semaines à la Saint Mathieu.

 

Père Ubu:

 

–C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait

mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts et

trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce

système j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et

je m’en irai.

 

Paysans:

 

–Monsieur Ubu, de grâce, ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres

citoyens.

 

Père Ubu:

 

–Je m’en fiche. Payez.

 

Paysans:

 

–Nous ne pouvons, nous avons payé.

 

Père Ubu:

 

–Payez! ou je vous mets dans ma poche avec supplice et décollation du

cou et de la tête! Cornegidouille, je suis le roi peut-être!

 

Tous:

 

–Ah, c’est ainsi! Aux armes! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi

de Pologne et de Lithuanie!

 

Père Ubu:

 

–En avant, messieurs des Finances, faites votre devoir.

 

(Une lutte s’engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas

s’enfuit seul à travers la plaine. Ubu reste à ramasser la

finance.)

 

 

 

 

Scène V

 

 

Une casemate des fortifications de Thorn.

 

BORDURE enchaîné, PÈRE UBU.

 

 

Père Ubu:

 

–Ah! citoyen, voilà ce que c’est, tu as voulu que je te paye ce que

je te devais, alors tu t’es révolté parce que je n’ai pas voulu, tu as

conspiré et te voilà coffré. Cornefinance, c’est bien fait et le tour

est si bien joué que tu dois toi-même le trouver fort à ton goût.

 

Bordure:

 

–Prenez garde, Père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous

avez commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour damner tous les

saints du Paradis. Le sang du roi et des nobles crie vengeance et ses

cris seront entendus.

 

Père Ubu:

 

–Eh! mon bel ami, vous avez la langue fort bien pendue. Je ne

doute pas que si vous vous échappiez il en pourrait résulter des

complications, mais je ne crois pas que les casemates de Thorn aient

jamais lâché quelqu’un des honnêtes garçons qu’on leur avait confiés.

C’est pourquoi, bonne nuit, et je vous invite à dormir sur les deux

oneilles, bien que les rats dansent ici une assez belle sarabande.

 

(Il sort. Les Larbins viennent verrouiller toutes les portes.)

 

 

 

 

Scène VI

 

 

Le palais de Moscou.

 

L’EMPEREUR ALEXIS & sa Cour, BORDURE.

 

 

Le Czar Alexis:

 

–C’est vous, infâme aventurier, qui avez coopéré à la mort de notre

cousin Venceslas?

 

Bordure:

 

–Sire, pardonnez-moi, j’ai été entraîné malgré moi par le Père Ubu.

 

Alexis:

 

–Oh! l’affreux menteur. Enfin, que désirez-vous?

 

Bordure:

 

–Le Père Ubu m’a fait emprisonner sous prétexte de conspiration,

je suis parvenu à m’échapper et j’ai couru cinq jours et cinq nuits

à cheval à travers les steppes pour venir implorer Votre gracieuse

miséricorde.

 

Alexis:

 

–Que m’apportes-tu comme gage de ta soumission?

 

Bordure:

 

–Mon épée d’aventurier et un plan détaillé de la ville de Thorn.

 

Alexis:

 

–Je prends l’épée, mais par Saint Georges, brûlez ce plan, je ne veux

pas devoir ma victoire à une trahison.

 

Bordure:

 

–Un des fils de Venceslas, le jeune Bougrelas, est encore vivant, je

ferai tout pour le rétablir.

 

Alexis:

 

–Quel grade avais-tu dans l’armée polonaise?

 

Bordure:

 

–Je commandais le 5e régiment des dragons de Wilna et une compagnie

franche au service du Père Ubu.

 

Alexis:

 

–C’est bien, je te nomme sous-lieutenant au 10e régiment de Cosaques,

et gare à toi si tu trahis. Si tu te bats bien, tu seras récompensé.

 

Bordure:

 

–Ce n’est pas le courage qui me manque, Sire.

 

Alexis:

 

–C’est bien, disparais de ma présence.

 

(Il sort.)

 

 

 

 

Scène VII

 

 

La salle du Conseil d’Ubu.

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CONSEILLERS DE PHYNANCES.

 

 

Père Ubu:

 

–Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de

vous tenir tranquilles. D’abord, nous allons faire le chapitre des

finances, ensuite nous parlerons d’un petit système que j’ai imaginé

pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.

 

Un Conseiller:

 

–Fort bien, monsieur Ubu.

 

Mère Ubu:

 

–Quel sot homme.

 

Père Ubu:

 

–Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos

sottises. Je vous disais donc, messieurs, que les finances vont

passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se

répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille. De

tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous

le poids de nos phynances.

 

Le Conseiller:

 

–Et les nouveaux impôts, monsieur Ubu, vont-ils bien?

 

Mère Ubu:

 

–Point du tout. L’impôt sur les mariages n’a encore produit que 11

sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer

à se marier.

 

Père Ubu:

 

–Sabre à finances, corne de ma gidouille, madame la financière, j’ai

des oneilles pour parler et vous une bouche pour m’entendre. (Éclats

de rire.) Ou plutôt non! Vous me faites tromper et vous êtes cause

que je suis bête! Mais, corne d’Ubu! (Un Messager _entre_.) Allons,

bon, qu’a-t-il encore celui-là? Va-t-en, sagouin, ou je te poche avec

décollation et torsion des jambes.

 

Mère Ubu:

 

–Ah! le voilà dehors, mais il y a une lettre.

 

Père Ubu:

 

–Lis-la. Je crois que je perds l’esprit ou que je ne sais pas lire.

Dépêche-toi, bouffresque, ce doit être de Bordure.

 

Mère Ubu:

 

–Tout justement. Il dit que le czar l’a accueilli très bien, qu’il va

envahir tes États pour rétablir Bougrelas et que toi tu seras tué.

 

Père Ubu:

 

–Ho! ho! J’ai peur! J’ai peur! Ha! je pense mourir. O pauvre homme

que je suis. Que devenir, grand Dieu? Ce méchant homme va me tuer,

Saint Antoine et tous les saints, protégez-moi, je vous donnerai de la

phynance et je brûlerai des cierges pour vous. Seigneur, que devenir?

(Il pleure et sanglote.)

 

Mère Ubu:

 

–Il n’y a qu’un parti à prendre, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Lequel, mon amour?

 

Mère Ubu:

 

–La guerre!!

 

Tous:

 

–Vive Dieu! Voilà qui est noble!

 

Père Ubu:

 

–Oui, et je recevrai encore des coups.

 

Premier Conseiller:

 

–Courons, courons organiser l’armée.

 

Deuxième:

 

–Et réunir les vivres.

 

Troisième:

 

–Et préparer l’artillerie et les forteresses.

 

Quatrième:

 

–Et prendre l’argent pour les troupes.

 

Père Ubu:

 

–Ah! non, par exemple! Je vais te tuer, toi, je ne veux pas donner

d’argent. En voilà d’une autre! J’étais payé pour faire la guerre et

maintenant il faut la faire à mes dépens. Non, de par ma chandelle

verte, faisons la guerre, puisque vous en êtes enragés, mais ne

déboursons pas un sou.

 

Tous:

 

–Vive la guerre!

 

 

 

 

Scène VIII

 

 

Le camp sous Varsovie.

 

 

Soldats & Palotins:

 

–Vive la Pologne! Vive le Père Ubu!

 

Père Ubu:

 

–Ah! Mère Ubu, donne-moi ma cuirasse et mon petit bout de bois.

Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si

j’étais poursuivi.

 

Mère Ubu:

 

–Fi, le lâche.

 

Père Ubu:

 

–Ah! voilà le sabre à merdre qui se sauve et le croc à finances qui

ne tient pas!!! Je n’en finirai jamais, et les Russes avancent et vont

me tuer.

 

Un Soldat:

 

–Seigneur Ubu, voilà le ciseau à oneilles qui tombe.

 

Père Ubu:

 

–Ji tou tue au moyen du croc à merdre et du couteau à figure.

 

Mère Ubu:

 

–Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une

citrouille armée.

 

Père Ubu:

 

–Ah! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le cheval

à phynances.

 

Mère Ubu:

 

–Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n’a rien mangé

depuis cinq jours et est presque mort.

 

Père Ubu:

 

–Elle est bonne celle-là! On me fait payer 12 sous par jour pour

cette rosse et elle ne me peut porter. Vous vous fichez, corne d’Ubu,

ou bien si vous me volez? (La Mère Ubu _rougit et baisse les yeux_.)

Alors, que l’on m’apporte une autre bête, mais je n’irai pas à pied,

cornegidouille!

 

(On amène un énorme cheval.)

 

Père Ubu:

 

–Je vais monter dessus. Oh! assis plutôt! car je vais tomber. (_Le

cheval part.) Ah! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être

mort!!!

 

Mère Ubu:

 

–Il est vraiment imbécile. Ah! le voilà relevé. Mais il est tombé par

terre.

 

Père Ubu:

 

–Corne physique, je suis à moitié mort! Mais c’est égal, je pars

en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas

droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents

et extraction de la langue.

 

Mère Ubu:

 

–Bonne chance, monsieur Ubu.

 

Père Ubu:

 

–J’oubliais de te dire que je te confie la régence. Mais j’ai sur moi

le livre des finances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse

pour t’aider le Palotin Giron. Adieu, Mère Ubu.

 

Mère Ubu:

 

–Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.

 

Père Ubu:

 

–Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et

enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.

 

(L’armée s’éloigne au bruit des fanfares.)

 

Mère Ubu (seule):

 

–Maintenant que ce gros pantin est parti, tâchons de faire nos

affaires, tuer Bougrelas et nous emparer du trésor.

 

 

Fin du Troisième Acte.

Alfred Jarry

Ubu roi

Acte III

 

 

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Alfred Jarry: Ubu roi – Acte II

Alfred Jarry

UBU ROI

  

Acte II

 

Scène première

  

Le palais du roi.

 

VENCESLAS, LA REINE ROSEMONDE, BOLESLAS, LADISLAS & BOUGRELAS.

  

Le Roi:

 

–Monsieur Bougrelas, vous avez été ce matin fort impertinent avec

Monsieur Ubu, chevalier de mes ordres et comte de Sandomir. C’est

pourquoi je vous défends de paraître à ma revue.

 

La Reine:

 

–Cependant, Venceslas, vous n’auriez pas trop de toute votre famille

pour vous défendre.

 

Le Roi:

 

–Madame, je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Vous me fatiguez

avec vos sornettes.

 

Le jeune Bougrelas:

 

–Je me soumets, monsieur mon père.

 

La Reine:

 

–Enfin, sire, êtes-vous toujours décidé à aller à cette revue?

 

Le Roi:

 

–Pourquoi non, madame?

 

La Reine:

 

–Mais, encore une fois, ne l’ai-je pas vu en songe vous frappant de

sa masse d’armes et vous jetant dans la Vistule, et un aigle comme

celui qui figure dans les armes de Pologne lui plaçant la couronne sur

la tête?

 

Le Roi:

 

–A qui?

 

La Reine:

 

–Au Père Ubu.

 

Le Roi:

 

–Quelle folie. Monsieur de Ubu est un fort bon gentilhomme, qui se

ferait tirer à quatre chevaux pour mon service.

 

La Reine & Bougrelas:

 

–Quelle erreur.

 

Le Roi:

 

–Taisez-vous, jeune sagouin. Et vous, madame, pour vous prouver

combien je crains peu Monsieur Ubu, je vais aller à la revue comme

je suis, sans arme et sans épée.

 

La Reine:

 

–Fatale imprudence, je ne vous reverrai pas vivant.

 

Le Roi:

 

–Venez, Ladislas, venez, Boleslas.

 

(Ils sortent. La Reine & Bougrelas vont à la fenêtre.)

 

La Reine & Bougrelas:

 

–Que Dieu et le grand saint Nicolas vous gardent.

 

La Reine:

 

–Bougrelas, venez dans la chapelle avec moi prier pour votre père et

vos frères.

 

 

 

 

Scène II

 

 

Le champ des revues.

 

L’armée polonaise, LE ROI, BOLESLAS, LADISLAS, PÈRE UBU, CAPITAINE

BORDURE & ses hommes, GIRON, PILE, COTICE.

 

 

Le Roi:

 

–Noble Père Ubu, venez près de moi avec votre suite pour inspecter

les troupes.

 

Père Ubu (aux siens):

 

–Attention, vous autres. (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va.

 

(_Les hommes d’Ubu entourent le Roi.)

 

Le Roi:

 

–Ah! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort

beaux, ma foi.

 

Père Ubu:

 

–Vous trouvez? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci, (Au

soldat.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble

drôle?

 

Le Roi:

 

–Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu?

 

Père Ubu:

 

–Voilà! (Il lui écrase le pied.)

 

Le Roi:

 

–Misérable!

 

Père Ubu:

 

–MERDRE. A moi, mes hommes!

 

Bordure:

 

–Hurrah! en avant! (Tous frappent le Roi, un Palotin explose.)

 

Le Roi:

 

–Oh! au secours! Sainte Vierge, je suis mort.

 

Boleslas (à Ladislas):

 

–Qu’est cela! Dégainons.

 

Père Ubu:

 

–Ah! j’ai la couronne! Aux autres, maintenant.

 

Capitaine Bordure:

 

–Sus aux traîtres!! (Les fils du Roi s’enfuient, tous les

poursuivent.)

 

 

 

 

Scène III

 

 

LA REINE & BOUGRELAS

 

 

La Reine:

 

–Enfin, je commence à me rassurer.

 

Bougrelas:

 

–Vous n’avez aucun sujet de crainte.

 

(Une effroyable clameur se fait entendre au dehors.)

 

Bougrelas:

 

–Ah! que vois-je? Mes deux frères poursuivis par le Père Ubu et ses

hommes.

 

La Reine:

 

–O mon Dieu! Sainte Vierge, ils perdent, ils perdent du terrain!

 

Bougrelas:

 

–Toute l’armée suit le Père Ubu. Le Roi n’est plus là. Horreur! Au

secours!

 

La Reine:

 

Voilà Boleslas mort! Il a reçu une balle.

 

Bougrelas:

 

–Eh! (Ladislas se retourne.) Défends-toi! Hurrah, Ladislas.

 

La Reine:

 

–Oh! Il est entouré.

 

Bougrelas:

 

–C’en est fait de lui. Bordure vient de le couper en deux comme une

saucisse.

 

La Reine:

 

–Ah! Hélas! Ces furieux pénètrent dans le palais, ils montent

l’escalier.

 

(La clameur augmente.)

 

La Reine & Bougrelas (à genoux):

 

–Mon Dieu, défendez-nous.

 

Bougrelas:

 

–Oh! ce Père Ubu! le coquin, le misérable, si je le tenais…

 

 


 

Scène IV

 

 

LES MÊMES, la porte est défoncée, le PÈRE UBU & les forcenés

pénètrent.

 

 

Père Ubu:

 

–Eh! Bougrelas, que me veux-tu faire?

 

Bougrelas:

 

–Vive Dieu! je défendrai ma mère jusqu’à la mort! Le premier qui fait

un pas est mort.

 

Père Ubu:

 

–Oh! Bordure, j’ai peur! laissez-moi m’en aller.

 

Un Soldat avance:

 

–Rends-toi, Bougrelas!

 

Le jeune Bougrelas:

 

–Tiens, voyou! voilà ton compte! (Il lui fend le crâne.)

 

La Reine:

 

–Tiens bon, Bougrelas, tiens bon!

 

Plusieurs avancent:

 

–Bougrelas, nous te promettons la vie sauve.

 

Bougrelas:

 

–Chenapans, sacs à vins, sagouins payés!

 

(Il fait le moulinet avec son épée et en fait un massacre.)

 

Père Ubu:

 

–Oh! je vais bien en venir à bout tout de même!

 

Bougrelas:

 

–Mère, sauve-toi par l’escalier secret.

 

La Reine:

 

–Et toi, mon fils, et toi?

 

Bougrelas:

 

–Je te suis.

 

Père Ubu:

 

–Tâchez d’attraper la reine. Ah! la voilà partie. Quant à toi,

misérable!… (Il s’avance vers Bougrelas.)

 

Bougrelas:

 

–Ah! vive Dieu! voilà ma vengeance! (Il lui découd la boudouille

d’un terrible coup d’épée.) Mère, je te suis! (Il disparaît par

l’escalier secret.)

 

 

 

 

Scène V

 

 

Une caverne dans les montagnes.

 

 

Le jeune BOUGRELAS entre suivi de ROSEMONDE.

 

Bougrelas:

 

–Ici nous serons en sûreté.

 

La Reine:

 

–Oui, je le crois! Bougrelas, soutiens-moi! (Elle tombe sur la

neige.)

 

Bougrelas:

 

–Ha! qu’as-tu, ma mère?

 

La Reine:

 

–Je suis bien malade, crois-moi, Bougrelas. Je n’en ai plus que pour

deux heures à vivre.

 

Bougrelas:

 

–Quoi! le froid t’aurait-il saisie?

 

La Reine:

 

–Comment veux-tu que je résiste à tant de coups? Le roi massacré,

notre famille détruite, et toi, représentant de la plus noble race

qui ait jamais porté forcé de t’enfuir dans les montagnes comme un

contrebandier.

 

Bougrelas:

 

–Et par qui, grand Dieu! par qui? Un vulgaire Père Ubu, aventurier

sorti on ne sait d’où, vile crapule, vagabond honteux! Et quand je

pense que mon père l’a décoré et fait comte et que le lendemain ce

vilain n’a pas eu honte de porter la main sur lui.

 

La Reine:

 

–O Bougrelas! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant

l’arrivée de ce Père Ubu! Mais maintenant, hélas! tout est changé!

 

Bougrelas:

 

–Que veux-tu? Abondons avec espérance et ne renonçons jamais à nos

droits.

 

La Reine:

 

–Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas

cet heureux jour.

 

Bougrelas:

 

–Eh! qu’as-tu? Elle pâlit, elle tombe, au secours! Mais je suis dans

un désert! O mon Dieu! son coeur ne bat plus. Elle est morte! Est-ce

possible? Encore une victime du Père Ubu! (Il se cache la figure dans

les mains et pleure.) O mon Dieu! qu’il est triste de se voir seul à

quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre! (Il tombe en

proie au plus violent désespoir.)

 

(Pendant ce temps les Ames de Venceslas, de Boleslas, de Ladislas,

de Rosemonde entrent dans la grotte, leurs Ancêtres les accompagnent

et remplissent la grotte. Le plus vieux s’approche de Bougrelas et le

réveille doucement.)

 

Bougrelas:

 

–Eh! que vois-je? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige?

 

L’Ombre:

 

–Apprends, Bougrelas, que j’ai été pendant ma vie le seigneur Mathias

de Königsberg, le premier roi et le fondateur de la maison. Je te

remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.)

Et que cette épée que je te donne n’ait de repos que quand elle aura

frappé de mort l’usurpateur.

 

(Tous disparaissent, et Bougrelas reste seul dans l’attitude de

l’extase.)

 

 

 

Scène VI

 

 

Le palais du roi.

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE

 

 

Père Ubu:

 

–Non, je ne veux pas, moi! Voulez-vous me ruiner pour ces bouffres?

 

Capitaine Bordure:

 

–Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don

de joyeux avènement?

 

Mère Ubu:

 

–Si tu ne fais pas distribuer des viandes et de l’or, tu seras

renversé d’ici deux heures.

 

Père Ubu:

 

–Des viandes, oui! de l’or, non! Abattez trois vieux chevaux, c’est

bien bon pour de tels sagouins.

 

Mère Ubu:

 

–Sagouin toi-même! Qui m’a bâti un animal de cette sorte?

 

Père Ubu:

 

–Encore une fois, je veux m’enrichir, je ne lâcherai pas un sou.

 

Mère Ubu:

 

–Quand on a entre les mains tous les trésors de la Pologne.

 

Capitaine Bordure:

 

–Oui, je sais qu’il y a dans la chapelle un immense trésor, nous le

distribuerons.

 

Père Ubu:

 

–Misérable, si tu fais ça!

 

Capitaine Bordure:

 

–Mais, Père Ubu, si tu ne fais pas de distributions le peuple ne

voudra pas payer les impôts.

 

Père Ubu:

 

–Est-ce bien vrai?

 

Mère Ubu:

 

–Oui, oui!

 

Père Ubu:

 

–Oh, alors je consens à tout. Réunissez trois millions, cuisez cent

cinquante boeufs et moutons, d’autant plus que j’en aurai aussi!

 

(Ils sortent.)

 

 

 

 

Scène VII

 

 

La cour du palais pleine de Peuple.

 

 

PÈRE UBU couronné, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE, LARBINS chargés de

viande.

 

Peuple:

 

–Voilà le Roi! Vive le Roi! hurrah!

 

Père Ubu (jetant de l’or):

 

–Tenez, voilà pour vous. Ça ne m’amusait guère de vous donner de

l’argent mais vous savez, c’est la mère Ubu qui a voulu. Au moins,

promettez-moi de bien payer les impôts.

 

Tous:

 

–Oui, oui!

 

Capitaine Bordure:

 

–Voyez, Mère Ubu, s’ils se disputent cet or. Quelle bataille.

 

Mère Ubu:

 

–Il est vrai que c’est horrible. Pouah! en voilà un qui a le crâne

fendu.

 

Père Ubu:

 

–Quel beau spectacle! Amenez d’autres caisses d’or.

 

Capitaine Bordure:

 

–Si nous faisions une course.

 

Père Ubu:

 

–Oui, c’est une idée. (Au Peuple.) Mes amis, vous voyez cette

caisse d’or, elle contient trois cent mille nobles à la rose en or,

en monnaie polonaise et de bon aloi. Que ceux qui veulent courir

se mettent au bout de la cour. Vous partirez quand j’agiterai mon

mouchoir et le premier arrivé aura la caisse. Quant à ceux qui ne

gagneront pas, ils auront comme consolation cette autre caisse qu’on

leur partagera.

 

Tous:

 

–Oui! Vive le Père Ubu! Quel bon roi! On n’en voyait pas tant du

temps de Venceslas.

 

Père Ubu (à la Mère Ubu, avec joie):

 

–Ecoute-les! (Tout le peuple va se ranger au bout de la cour.)

 

Père Ubu:

 

–Une, deux, trois! Y êtes-vous?

 

Tous:

 

–Oui! oui!

 

Père Ubu:

 

–Partez! (Ils partent en se culbutant. Cris et tumulte.)

 

Capitaine Bordure:

 

–Ils approchent! ils approchent!

 

Père Ubu:

 

–Eh! le premier perd du terrain.

 

Mère Ubu:

 

–Non, il regagne maintenant.

 

Capitaine Bordure:

 

–Oh! il perd, il perd! fini! c’est l’autre! (Celui qui était

deuxième arrive le premier.)

 

Tous:

 

–Vive Michel Fédérovitch! Vive Michel Fédérovitch!

 

Michel Fédérovitch:

 

–Sire, je ne sais vraiment comment remercier Votre Majesté…

 

Père Ubu:

 

–Oh! mon cher ami, ce n’est rien. Emporte ta caisse chez toi, Michel;

et vous, partagez-vous cette autre, prenez une pièce chacun jusqu’à ce

qu’il n’y en ait plus.

 

Tous:

 

–Vive Michel Fédérovitch! Vive le Père Ubu!

 

Père Ubu:

 

–Et vous, mes amis, venez dîner! Je vous ouvre aujourd’hui les portes

du palais, veuillez faire honneur à ma table!

 

Peuple:

 

–Entrons! Entrons! Vive le Père Ubu! c’est le plus noble des

souverains!

 

(Ils entrent dans le palais. On entend le bruit de l’orgie qui se

prolonge jusqu’au lendemain. La toile tombe.)

 


Fin du deuxième Acte.

 

Alfred Jarry

Ubu roi

Acte II

fleursdumal.nl magazine

More in: - Book Stories, Archive I-J, Félix Vallotton, Jarry, Alfred, OULIPO (PATAFYSICA)


Alfred Jarry: Ubu roi – Acte I


Alfred Jarry

(1873-1907)

UBU ROI

ou

les Polonais

par ALFRED JARRY

 

Drame en cinq Actes en prose

 Restitué en son intégrité tel qu’il a été représenté par les

marionnettes du Théâtre des Phynances en 1888.

 

Ce drame est dédié

à

MARCEL SCHWOB

 

 

Adonc le Père Ub

hoscha la poir

dont fut depuis

nommé par les Anglois

Shakespeare,

et avez de lui sous

ce nom maintes

belles tragoedies par

escript.

PERSONNAGES

Père Ubu.

Mère Ubu.

Capitaine Bordure.

Le Roi Venceslas.

La Reine Rosemonde.

Boleslas…)

Ladislas…) leurs fils.

Bougrelas..)

Le général Lascy.

Stanislas Leczinski.

Jean Sobieski.

Nicolas Rensky.

 L’Empereur Alexis.

 Giron…)

 Pile….) Palotins.

 Cotice..)

 Conjurés & Soldats.

 Peuple.

 Michel Fédérovitch.

 Nobles.

 Magistrats.

 Conseillers.

 Financiers.

 Larbins de Phynances.

 Paysans.

 Toute l’Armée russe.

 Toute l’Armée polonaise.

 Les Gardes de la Mère Ubu.

 Un Capitaine.

 L’Ours.

 Le Cheval à Phynances.

 La Machine à décerveler.

 L’Equipage.

Le Commandant.

 


Acte Premier


Scène Première

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU

 


Père Ubu:

 

–Merdre.

 

Mère Ubu:

 

–Oh! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

 

Père Ubu:

 

–Que ne vous assom’je, Mère Ubu!

 

Mère Ubu:

 

–Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait

assassiner.

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

 

Mère Ubu:

 

–Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort?

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, madame, certes oui, je suis content. On

le serait à moins: capitaine de dragons, officier de confiance du roi

Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi

d’Aragon, que voulez-vous de mieux?

 

Mère Ubu:

 

–Comment! après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener

aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand

vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à

celle d’Aragon?

 

Père Ubu:

 

–Ah! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

 

Mère Ubu:

 

–Tu es sí bête!

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant:

et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants?

 

Mère Ubu:

 

–Oui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur

place?

 

Père Ubu:

 

–Ah! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à

l’heure par la casserole.

 

Mère Ubu:

 

–Eh! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te

raccommoderait tes fonds de culotte?

 

Père Ubu:

 

–Eh vraiment! et puis après? N’ai-je pas un cul comme les autres?

 

Mère Ubu:

 

–A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu

pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent

de l’andouille et rouler carrosse par les rues.

 

Père Ubu:

 

–Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme

celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont

impudemment volée.

 

Mère Ubu:

 

–Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te

tomberait sur les talons.

 

Père Ubu:

 

–Ah! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si

jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart

d’heure.

 

Mère Ubu:

 

–Ah! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

 

Père Ubu:

 

–Oh non! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne!

plutôt mourir!

 

Mère Ubu (à part):

 

–Oh! merdre! (Haut) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme

un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

 

Mère Ubu:

 

–Et la capeline? et le parapluie? et le grand caban?

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, après, Mère Ubu? (Il s’en va en claquant la porte.)

 

Mère Ubu (seule):

 

–Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois

pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans

huit jours serai-je reine de Pologne.

 

 

 

 

Scène II

 

(La scène représente une chambre de la maison du Père Ubu où une table

splendide est dressée.)

 

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU

 

 

Mère Ubu:

 

–Eh! nos invités sont bien en retard.

 

Père Ubu:

 

–Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim, Mère Ubu, tu es bien

laide aujourd’hui. Est-ce parce que nous avons du monde?

 

Mère Ubu (haussant les épaules):

 

–Merdre.

 

Père Ubu (saisissant un poulet rôti):

 

–Tiens, j’ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C’est un poulet, je

crois. Il n’est pas mauvais.

 

Mère Ubu:

 

–Que fais-tu, malheureux? Que mangeront nos invités?

 

Père Ubu:

 

–Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère

Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.

 

Mère Ubu (y allant):

 

–Je ne vois rien. (Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle

de veau.)

 

Mère Ubu:

 

–Ah! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que

manges-tu donc, Père Ubu?

 

Père Ubu:

 

–Rien, un peu de veau.

 

Mère Ubu:

 

–Ah! le veau! le veau! veau! Il a mangé le veau! Au secours!

 

Père Ubu:

 

–De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.

 

(La porte s’ouvre.)

 

 

 

Scène III

 

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE et ses partisans.

 

 

Mère Ubu:

 

–Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.

 

Capitaine Bordure:

 

–Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu?

 

Père Ubu:

 

–Me voilà! me voilà! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis

pourtant assez gros.

 

Capitaine Bordure:

 

–Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes. (Ils s’asseyent tous.)

 

Père Ubu:

 

–Ouf, un peu plus, j’enfonçais ma chaise.

 

Capitaine Bordure:

 

–Eh! Mère Ubu! que nous donnez-vous de bon aujourd’hui?

 

Mère Ubu:

 

–Voici le menu.

 

Père Ubu:

 

–Oh! ceci m’intéresse.

 

Mère Ubu:

 

–Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien,

croupions de dinde, charlotte russe…

 

Père Ubu:

 

–Eh! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore?

 

Mère Ubu (continuant):

 

–Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, chouxfleurs

à la merdre.

 

Père Ubu:

 

–Eh! me crois-tu empereur d’Orient pour faire de telles dépenses?

 

Mère Ubu:

 

–Ne l’écoutez pas, il est imbécile.

 

Père Ubu:

 

–Ah! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.

 

Mère Ubu:

 

–Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.

 

Père Ubu:

 

–Bougre, que c’est mauvais.

 

Capitaine Bordure:

 

–Ce n’est pas bon, en effet.

 

Mère Ubu:

 

–Tas d’Arabes, que vous faut-il?

 

Père Ubu (se frappant le front):

 

–Oh! j’ai une idée. Je vais revenir tout à l’heure. (Il s’enva.)

 

Mère Ubu:

 

–Messieurs, nous allons goûter du veau.

 

Capitaine Bordure:

 

–Il est très bon, j’ai fini.

 

Mère Ubu:

 

–Aux croupions, maintenant.

 

Capitaine Bordure:

 

–Exquis, exquis! Vive la mère Ubu.

 

Tous:

 

–Vive la Mère Ubu.

 

Père Ubu (rentrant):

 

–Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. (Il tient un balai

innommable à la main et le lance sur le festin.)

 

Mère Ubu:

 

–Misérable, que fais-tu?

 

Père Ubu:

 

–Goûtez un peu. (Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.)

 

Père Ubu:

 

–Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.

 

Mère Ubu:

 

–Les voici.

 

Père Ubu:

 

–A la porte tout le monde! Capitaine Bordure, j’ai à vous parler.

 

Les Autres:

 

–Eh! nous n’avons pas dîné.

 

Père Ubu:

 

–Comment, vous n’avez pas dîné! A la porte tout le monde! Restez,

Bordure. (Personne ne bouge.)

 

Père Ubu:

 

–Vous n’êtes pas partis? De par ma chandelle verte, je vais vous

assommer de côtes de rastron. (_Il commence à en jeter_.)

 

Tous:

 

–Oh! Aïe! Au secours! Défendons-nous! malheur! je suis mort!

 

Père Ubu:

 

–Merdre, merdre, merdre. A la porte! je fais mon effet.

 

Tous:

 

–Sauve qui peut! Misérable Père Ubu! traître et gueux voyou!

 

Père Ubu:

 

–Ah! les voilà partis. Je respire, mais j’ai fort mal dîné. Venez,

Bordure. (Ils sortent avec la Mère Ubu.)

 


 

Scène IV

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE

  

Père Ubu:

 

–Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné?

 

Capitaine Bordure:

 

–Fort bien, monsieur, sauf la merdre.

 

Père Ubu:

 

–Eh! la merdre n’était pas mauvaise.

 

Mère Ubu:

 

–Chacun son goût.

 

Père Ubu:

 

–Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.

 

Capitaine Bordure:

 

–Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.

 

Capitaine Bordure:

 

–Vous allez tuer Venceslas?

 

Père Ubu:

 

–Il n’est pas bête, ce bougre, il a deviné.

 

Capitaine Bordure:

 

–S’il s’agit de tuer Venceslas, j’en suis. Je suis son mortel ennemi

et je réponds de mes hommes.

 

Père Ubu (se jetant sur lui pour l’embrasser):

 

–Oh! Oh! je vous aime beaucoup, Bordure.

 

Capitaine Bordure:

 

–Eh! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais?

 

Père Ubu:

 

–Rarement.

 

Mère Ubu:

 

–Jamais!

 

Père Ubu:

 

–Je vais te marcher sur les pieds.

 

Mère Ubu:

 

–Grosse merdre!

 

Père Ubu:

 

–Allez, Bordure, j’en ai fini avec vous. Mais par ma chandelle verte,

je jure sur la Mère Ubu de vous faire duc de Lithuanie.

 

Mère Ubu:

 

–Mais…

 

Père Ubu:

 

–Tais-toi, ma douce enfant.

 

(Ils sortent.)

 

 

 

Scène V

 

 

PÈRE UBU, MÈRE UBU, UN MESSAGER

 

 

Père Ubu:

 

–Monsieur, que voulez-vous? fichez le camp, vous me fatiguez.

 

Le Messager:

 

–Monsieur, vous êtes appelé de par le roi.

 

(Il sort.)

 

Père Ubu:

 

–Oh! merdre, jarnicotonbleu, de par ma chandelle verte, je suis

découvert, je vais être décapité! hélas! hélas!

 

Mère Ubu:

 

–Quel homme mou! et le temps presse.

 

Père Ubu:

 

–Oh! j’ai une idée: je dirai que c’est la Mère Ubu et Bordure.

 

Mère Ubu:

 

–Ah! gros P.U., si tu fais ça…

 

Père Ubu:

 

–Eh! j’y vais de ce pas.

 

(Il sort.)

 

Mère Ubu (courant après lui):

 

–Oh! Père Ubu, Père Ubu, je te donnerai de l’andouille.

 

(Elle sort.)

 

Père Ubu (dans la coulisse):

 

–Oh! merdre! tu en es une fière, d’andouille.

 

 

 

Scène VI

 

 

Le palais du roi.

 

LE ROI VENCESLAS, entouré de ses officiers; BORDURE; les fils du roi,

BOLESLAS, LADISLAS & BOUGRELAS. Puis UBU.

 

 

Père Ubu (entrant):

 

–Oh! vous savez, ce n’est pas moi, c’est la mère Ubu et Bordure.

 

Le Roi:

 

–Qu’as-tu, Père Ubu?

 

Bordure:

 

–Il a trop bu.

 

Le Roi:

 

–Comme moi ce matin.

 

Père Ubu:

 

–Oui, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.

 

Le Roi:

 

–Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme

capitaine de dragons, et je te fais aujourd’hui comte de Sandomir.

 

Père Ubu:

 

–O monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.

 

Le Roi:

 

–Ne me remercie pas, Père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande

revue.

 

Père Ubu:

 

–J’y serai, mais acceptez, de grâce, ce petit mirliton.

 

(Il présente au roi un mirliton.)

 

Le Roi:

 

–Que veux-tu à mon âge que je fasse d’un mirliton? Je le donnerai à

Bougrelas.

 

Le jeune Bougrelas:

 

–Est-il bête, ce Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Et maintenant je vais foutre le camp. (_Il tombe en se retournant_.)

Oh! aïe! au secours! De par ma chandelle verte, je me suis rompu

l’intestin et crevé la bouzine!

 

Le Roi (le relevant):

 

–Père Ubu, vous estes-vous fait mal?

 

Père Ubu:

 

–Oui certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la Mère Ubu?

 

Le Roi:

 

–Nous pourvoirons à son entretien.

 

Père Ubu:

 

–Vous avez bien de la bonté de reste. (_Il sort_.) Oui, mais, roi

Venceslas, tu n’en seras pas moins massacré.

 

 

 

Scène VII

 

 

La maison d’Ubu.

 

GIRON, PILE, COTICE, PÈRE UBU, MÈRE UBU, Conjurés & Soldats,

CAPITAINE BORDURE.

 

 

Père Ubu:

 

–Eh! mes bons amis, il est grand temps d’arrêter le plan de la

conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d’abord donner le

mien, si vous le permettez.

 

Capitaine Bordure:

 

–Parlez, Père Ubu.

 

Père Ubu:

 

–Eh bien, mes amis, je suis d’avis d’empoisonner simplement le roi

en lui fourrant de l’arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le

brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi.

 

Tous:

 

–Fi, le sagouin!

 

Père Ubu:

 

–Eh quoi, cela ne vous plaît pas? Alors, que Bordure donne son avis.

 

Capitaine Bordure:

 

–Moi, je suis d’avis de lui ficher un grand coup d’épêe qui le fendra

de la tête à la ceinture.

 

Tous:

 

–Oui! voilà qui est noble et vaillant.

 

Père Ubu:

 

–Et sil vous donne des coups de pied? Je me rappelle maintenant qu’il

a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais,

je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je

pense qu’il me donnerait aussi de la monnaie.

 

Mère Ubu:

 

–Oh! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre.

 

Tous:

 

–Conspuez le Père Ub!

 

Père Ubu:

 

–Hé, messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes

poches. Enfin je consens à m’exposer pour vous. De la sorte, Bordure,

tu te charges de pourfendre le roi.

 

Capitaine Bordure:

 

–Ne vaudrait il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en

braillant et gueulant? Nous aurions chance ainsi d’entraîner les

troupes.

 

Père Ubu:

 

–Alors, voilà. Je tâcherai de lui marcher sur les pieds, il

regimbera, alors je lui dirai: MERDRE, et à ce signal vous vous

jetterez sur lui.

 

Mère Ubu:

 

–Oui, et dès qu’il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.

 

Capitaine Bordure:

 

–Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.

 

Père Ubu:

 

–Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.

 

(Ils sortent.)

 

Père Ubu (courant après et les faisant revenir):

 

–Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut

jurer de nous escrimer vaillamment.

 

Capitaine Bordure:

 

–Et comment faire? Nous n’avons pas de prêtre.

 

Père Ubu:

 

–La Mère Ubu va en tenir lieu.

 

Tous:

 

–Eh bien, soit.

 

Père Ubu:

 

–Ainsi, vous jurez de bien tuer le roi?

 

Tous:

 

–Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu!

 

 

Fin du premier Acte.

 

Alfred Jarry

Ubu roi

Acte I

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Alfred Jarry: Linteau

Alfred Jarry

(1873-1907)


L i n t e a u

Il est très vraisemblable que beaucoup ne s’apercevront point que ce qui va suivre soit très beau (sans superlatif : départ); et à supposer qu’une ou deux choses les intéressent, il se peut aussi qu’ils ne croient point qu’elles leur aient été suggérées exprès. Car ils entreverront des idées entrebâillées, non brodées de leurs usuelles accompagnatrices, et s’étonneront du manque de maintes citations congrues, alors qu’il se compile des manuels où tout jeune homme lit ce qui est nécessaire pour suivre lesdits usages. Il est bien d’avoir fréquenté chez les siècles divers des philosophes, pour apprendre 1° l’absurdité de répéter leurs doctrines, qui, récentes, traînent aux cafés et brasseries, plus vieilles, aux cahiers des potaches; 2° et surtout, la double absurdité de citer l’étai du nom d’un philosophe, quand chacune de ses idées, prise hors de l’ensemble du système, bave des lèvres d’un gâteux (Et ce bout de dissertation est tout aussi banal que la banalité d’il ne faut pas tout dire qu’il explique) …

Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature (auxquelles faussement on a comparé l’œuvre seule de génie, toute œuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’œuvre d’ignorance aux mots bulletins de votre pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversités des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final. – Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile, de l’Autre, simplicité* condensée, diamant du charbon, œuvre unique faite de toutes les oeuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens que l’on puisse y trouver est constant; en celle-là, indéfiniment varié.

(DILEMME) De par ceci qu’on écrit l’œuvre, active supériorité sur l’audition passive. Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires.

Mais 2° Cas. Lecteur infiniment supérieur par l’intelligence à celui qui écrivit. – N’ayant point écrit l’œuvre, il ne la néanmoins pénètre point, reste parallèle, sinon égal, au lecteur du Ier Cas.

3° Si impossible il s’identifie à l’auteur, l’auteur au moins dans le passé le surpassa écrivant l’œuvre, moment unique où il vit TOUT (et n’eut, comme ci-dessus, garde de le dire. C’eût été (Cf. Pataph.) association d’idées animalement passive, dédain (ou manque) du libre-arbitre ou de l’intelligence choisissante, et sincérité, anti-esthétique et méprisable).

4° Si passé ce moment unique l’auteur oublie (et l’oubli est indispensable – timeo hominem… – pour retourner le style en sa cervelle et y buriner l’œuvre nouvelle), la constante du rapport précité lui est jalon pour retrouver TOUT. Et ceci n’est qu’accessoire de cette réciproque : quand même il n’eût point su toutes choses y afférentes en écrivant l’œuvre, il lui suffit de deux jalons placés (encoche, point de mire) – par intuition, si l’on veut un mot – pour TOUT décrire (dirait le tire-ligne au compas) et découvrir. Et Descartes est bien petit d’ambition, qui n’a voulu qu’édifier sur un Album un système (Rien de Stuart Mill, méthode des résidus).

Il est bon d’écrire une théorie après l’œuvre, de la lire avant l’œuvre. –

Avant de lire ce qui est passable :

Il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrite, bonne ou mauvaise, car au moment de l’écriture on a tâché de son mieux non de dire TOUT, ce qui serait absurde, mais le plus du nécessaire (que jamais d’ailleurs le lecteur ne percevra totale), et l’on ne sera pas plus clair. Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de ses oreilles, sans demander pourquoi telle et telle chose, car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus.

Avant de lire ce qui ne vaut rien :

Et il y a divers vers et proses que nous trouvons très mauvais et que nous avons laissé pourtant, retranchant beaucoup, parce que pour un motif qui nous échappe aujourd’hui, il nous ont donc intéressé un instant parce que nous les avons écrits; l’œuvre est plus complète quand on n’en retranche point tout le faible et le mauvais, échantillons laissés qui expliquent par similitude ou différence leurs pareils ou leurs contraires – et d’ailleurs certains ne trouveront que cela de bien.

1894

(*) La simplicité n’a pas besoin d’être simple mais du complexe resserré et synthétisé

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Alfred Jarry: Le homard et la boîte de corned-beef

A l f r e d   J a r r y
(1873-1907)

 

Le homard et la boîte de corned-beef que portait
le docteur Faustroll en sautoir

Fable
Une boîte de corned-beef, enchaînée comme une lorgnette,
Vit passer un homard qui lui ressemblait fraternellement.
Il se cuirassait d’une carapace dure
Sur laquelle était écrit à l’intérieur, comme elle, il était sans arêtes,
(Boneless and economical) ;
Et sous sa queue repliée
Il cachait vraisemblablement une clé destinée à l’ouvrir.
Frappé d’amour, le corned-beef sédentaire
Déclara à la petite boîte automobile de conserves vivante
Que si elle consentait à s’acclimater,
Près de lui, aux devantures terrestres,
Elle serait décorée de plusieurs médailles d’or.

 

Poem of the week
July 6, 2008


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