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Emile Verhaeren
La morte
En sa robe, couleur de feu et de poison,
Le cadavre de ma raison
Traîne sur la Tamise.
Des ponts de bronze, où les wagons
Entrechoquent d’interminables bruits de gonds
Et des voiles de bâteaux sombres
Laissent sur elle, choir leurs ombres.
Sans qu’une aiguille, à son cadran, ne bouge,
Un grand beffroi masqué de rouge,
La regarde, comme quelqu’un
Immensément de triste et de défunt.
Elle est morte de trop savoir,
De trop vouloir sculpter la cause,
Dans le socle de granit noir,
De chaque être et de chaque chose.
Elle est morte, atrocement,
D’un savant empoisonnement,
Elle est morte aussi d’un délire
Vers un absurde et rouge empire.
Ses nerfs ont éclaté,
Tel soir illuminé de fête,
Qu’elle sentait déjà le triomphe flotter
Comme des aigles, sur sa tête.
Elle est morte n’en pouvant plus,
L’ardeur et les vouloirs moulus,
Et c’est elle qui s’est tuée,
Infiniment exténuée.
Au long des funèbres murailles,
Au long des usines de fer
Dont les marteaux tannent l’éclair,
Elle se traîne aux funérailles.
Ce sont des quais et des casernes,
Des quais toujours et leurs lanternes,
Immobiles et lentes filandières
Des ors obscurs de leurs lumières ;
Ce sont des tristesses de pierres,
Maisons de briques, donjons en noir
Dont les vitres, mornes paupières,
S’ouvrent dans le brouillard du soir ;
Ce sont de grands chantiers d’affolement,
Pleins de barques démantelées
Et de vergues écartelées
Sur un ciel de crucifiement.
En sa robe de joyaux morts, que solennise
L’heure de pourpre à l’horizon,
Le cadavre de ma raison
Traîne sur la Tamise.
Elle s’en va vers les hasards
Au fond de l’ombre et des brouillards,
Au long bruit sourd des tocsins lourds,
Cassant leur aile, au coin des tours.
Derrière elle, laissant inassouvie
La ville immense de la vie ;
Elle s’en va vers l’inconnu noir
Dormir en des tombeaux de soir,
Là-bas, où les vagues lentes et fortes,
Ouvrant leurs trous illimités,
Engloutissent à toute éternité :
Les mortes.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Mourir
Un soir plein de pourpres et de fleuves vermeils
Pourrit, par au-delà des plaines diminuées,
Et fortement, avec les poings de ses nuées,
Sur l’horizon verdâtre, écrase des soleils.
Saison massive! Et comme Octobre, avec paresse
Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor
Pommes ! caillots de feu ; raisins ! chapelets d’or,
Que le doigté tremblant des lumières caresse,
Une dernière fois, avant l’hiver. Le vol
Des grands corbeaux ? il vient. Mais aujourd’hui, c’est l’heure
Encor des feuillaisons de laque – et la meilleure.
Les pousses des fraisiers ensanglantent le sol,
Le bois tend vers le ciel ses mains de feuilles rousses
Et du bronze et du fer sonnent, là-bas, au loin.
Une odeur d’eau se mêle à des senteurs de coing
Et des parfums d’iris à des parfums de mousses.
Et l’étang plane et clair reflète énormément
Entre de fins bouleaux, dont le branchage bouge,
La lune, qui se lève épaisse, immense et rouge,
Et semble un beau fruit mûr, éclos placidement.
Mourir ainsi, mon corps, mourir, serait le rêve!
Sous un suprême afflux de couleurs et de chants,
Avec, dans les regards, des ors et des couchants,
Avec, dans le cerveau, des rivières de sève.
Mourir! comme des fleurs trop énormes, mourir!
Trop massives et trop géantes pour la vie!
La grande mort serait superbement servie
Et notre immense orgueil n’aurait rien à souffrir!
Mourir, mon corps, ainsi que l’automne, mourir!
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Vénus
Vénus,
La joie est morte au jardin de ton corps
Et les grands lys des bras et les glaïeuls des lèvres
Et les grappes de gloire et d’or,
Sur l’espalier mouvant que fut ton corps,
ont morts.
Les cormorans des temps d’octobre ont laissé choir
Plume à plume, leur deuil, au jardin de tes charmes ;
Mélancoliques, les soirs
Ont laissé choir
Leur deuil, sur tes flambeaux et sur tes armes.
Hélas ! Tant d’échos morts et mortes tant de voix !
Au loin, là-bas, sur l’horizon de cendre rouge,
Un Christ élève au ciel ses bras en croix :
Miserere par les grands soirs et les grands bois !
Vénus,
Sois doucement l’ensevelie,
Dans la douceur et la mélancolie
Et dans la mort du jardin clair ;
Mais que dans l’air
Persiste à s’exalter l’odeur immense de ta chair.
Tes yeux étaient dardés, comme des feux d’ardeur,
Vers les étoiles éternelles ;
Et les flammes de tes prunelles
Définissaient l’éternité, par leur splendeur.
Tes mains douces, comme du miel vermeil,
Cueillaient, divinement, sur les branches de l’heure,
Les fruits de la jeunesse à son éveil ;
Ta chevelure était un buisson de soleil ;
Ton torse, avec ses feux de clartés rondes,
Semblait un firmament d’astres puissants et lourds ;
Et quand tes bras serraient, contre ton coeur, l’Amour,
Le rythme de tes seins rythmait l’amour du monde.
Sur l’or des mers, tu te dressais, tel un flambeau.
Tu te donnais à tous comme la terre,
Avec ses fleurs, ses lacs, ses monts, ses renouveaux
Et ses tombeaux.
Mais aujourd’hui que sont venus
D’autres désirs de l’Inconnu,
Sois doucement, Vénus, la triste et la perdue,
Au jardin mort, parmi les bois et les parfums,
Avec, sur ton sommeil, la douceur suspendue
D’une fleur, par l’automne et l’ouragan, tordue.
Tes mains douces, comme du miel vermeil,
Cueillaient, divinement, sur les branches de l’heure,
Les fruits de la jeunesse à son éveil ;
Ta chevelure était un buisson de soleil ;
Ton torse, avec ses feux de clartés rondes,
Semblait un firmament d’astres puissants et lourds ;
Et quand tes bras serraient, contre ton coeur, l’Amour,
Le rythme de tes seins rythmait l’amour du monde.
Sur l’or des mers, tu te dressais, tel un flambeau.
Tu te donnais à tous comme la terre,
Avec ses fleurs, ses lacs, ses monts, ses renouveaux
Et ses tombeaux.
Mais aujourd’hui que sont venus
D’autres désirs de l’Inconnu,
Sois doucement, Vénus, la triste et la perdue,
Au jardin mort, parmi les bois et les parfums,
Avec, sur ton sommeil, la douceur suspendue
D’une fleur, par l’automne et l’ouragan, tordue.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Autour de ma maison
Pour vivre clair, ferme et juste,
Avec mon coeur, j’admire tout
Ce qui vibre, travaille et bout
Dans la tendresse humaine et sur la terre auguste.
L’hiver s’en va et voici mars et puis avril
Et puis le prime été, joyeux et puéril.
Sur la glycine en fleurs que la rosée humecte,
Rouges, verts, bleus, jaunes, bistres, vermeils,
Les mille insectes
Bougent et butinent dans le soleil.
Oh la merveille de leurs ailes qui brillentEmile Verhaeren
Et leur corps fin comme une aiguille
Et leurs pattes et leurs antennes
Et leur toilette quotidienne
Sur un brin d’herbe ou de roseau !
Sont-ils précis, sont-ils agiles !
Leur corselet d’émail fragile
Est plus changeant que les courants de l’eau;
Grâce à mes yeux qui les reflètent
Je les sens vivre et pénétrer en moi
Un peu ;
Oh leurs émeutes et leurs jeux
Et leurs amours et leurs émois
Et leur bataille, autour des grappes violettes !
Mon coeur les suit dans leur essor vers la clarté,
Brins de splendeur, miettes de beauté,
Parcelles d’or et poussière de vie !
J’écarte d’eux l’embûche inassouvie :
La glu, la boue et la poursuite des oiseaux
Pendant des jours entiers, je défends leurs travaux;
Mon art s’éprend de leurs oeuvres parfaites;
Je contemple les riens dont leur maison est faite
Leur geste utile et net, leur vol chercheur et sûr,
Leur voyage dans la lumière ample et sans voile
Et quand ils sont perdus quelque part, dans l’azur,
Je crois qu’ils sont partis se mêler aux étoiles.
Mais voici l’ombre et le soleil sur le jardin
Et des guêpes vibrant là-bas, dans la lumière;
Voici les longs et clairs et sinueux chemins
Bordés de lourds pavots et de roses trémières;
Aujourd’hui même, à l’heure où l’été blond s’épand
Sur les gazons lustrés et les collines fauves,
Chaque pétale est comme une paupière mauve
Que la clarté pénètre et réchauffe en tremblant.
Les moins fiers des pistils, les plus humbles des feuilles
Sont d’un dessin si pur, si ferme et si nerveux
Qu’en eux
Tout se précipite et tout accueille
L’hommage clair et amoureux des yeux.
L’heure des juillets roux s’est à son tour enfuie,
Et maintenant
Voici le soleil calme avec la douce pluie
Qui, mollement,
Sans lacérer les fleurs admirables, les touchent;
Comme eux, sans les cueillir, approchons-en nos bouches
Et que notre coeur croie, en baisant leur beauté
Faite de tant de joie et de tant de mystère,
Baiser, avec ferveur, délice et volupté,
Les lèvres mêmes de la terre.
Les insectes, les fleurs, les feuilles, les rameaux
Tressent leur vie enveloppante et minuscule
Dans mon village, autour des prés et des closeaux.
Ma petite maison est prise en leurs réseaux.
Souvent, l’après-midi, avant le crépuscule,
De fenêtre en fenêtre, au long du pignon droit,
Ils s’agitent et bruissent jusqu’à mon toit;
Souvent aussi, quand l’astre aux Occidents recule,
J’entends si fort leur fièvre et leur émoi
Que je me sens vivre, avec mon coeur,
Comme au centre de leur ardeur.
Alors les tendres fleurs et les insectes frêles
M’enveloppent comme un million d’ailes
Faites de vent, de pluie et de clarté.
Ma maison semble un nid doucement convoité
Par tout ce qui remue et vit dans la lumière.
J’admire immensément la nature plénière
Depuis l’arbuste nain jusqu’au géant soleil
Un pétale, un pistil, un grain de blé vermeil
Est pris, avec respect, entre mes doigts qui l’aiment;
Je ne distingue plus le monde de moi-même,
Je suis l’ample feuillage et les rameaux flottants,
Je suis le sol dont je foule les cailloux pâles
Et l’herbe des fossés où soudain je m’affale
Ivre et fervent, hagard, heureux et sanglotant.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
Autour de ma maison
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Emile Verhaeren
Chanson de fou (3)
Brisez-leur pattes et vertèbres,
Chassez les rats, les rats.
Et puis versez du froment noir,
Le soir,
Dans les ténèbres.
Jadis, lorsque mon coeur cassa,
Une femme le ramassa
Pour le donner aux rats.
– Brisez-leur pattes et vertèbres.
Souvent je les ai vus dans l’âtre,
Taches d’encre parmi le plâtre,
Qui grignotaient ma mort.
– Brisez-leur pattes et vertèbres.
L’un d’eux, je l’ai senti
Grimper sur moi la nuit,
Et mordre encor le fond du trou
Que fit, dans ma poitrine,
L’arrachement de mon coeur fou.
– Brisez-leur pattes et vertèbres.
Ma tête à moi les vents y passent,
Les vents qui passent sous la porte,
Et les rats noirs de haut en bas
Peuplent ma tête morte.
– Brisez-leur pattes et vertèbres.
Car personne ne sait plus rien.
Et qu’importent le mal, le bien,
Les rats, les rats sont là, par tas,
Dites, verserez-vous, ce soir,
Le froment noir,
A pleines mains, dans les ténèbres ?
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Chanson de fou (2)
Je les ai vus, je les ai vus,
Ils passaient, par les sentes,
Avec leurs yeux, comme des fentes,
Et leurs barbes, comme du chanvre.
Deux bras de paille,
Un dos de foin,
Blessés, troués, disjoints,
Ils s’en venaient des loins,
Comme d’une bataille.
Un chapeau mou sur leur oreille,
Un habit vert comme l’oseille ;
Ils étaient deux, ils étaient trois,
J’en ai vu dix, qui revenaient du bois.
L’un d’eux a pris mon âme
Et mon âme comme une cloche
Vibre en sa poche.
L’autre a pris ma peau
– Ne le dites à personne –
Ma peau de vieux tambour
Qui sonne.
Un paysan est survenu
Qui nous piqua dans le sol nu,
Eux tous et moi, vieilles défroques,
Dont les enfants se moquent.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Chanson de fou (1)
Le crapaud noir sur le sol blanc
Me fixe indubitablement
Avec des yeux plus grands que n’est grande sa tête ;
Ce sont les yeux qu’on m’a volés
Quand mes regards s’en sont allés,
Un soir, que je tournai la tête.
Mon frère ? – il est quelqu’un qui ment,
Avec de la farine entre ses dents ;
C’est lui, jambes et bras en croix,
Qui tourne au loin, là-bas,
Qui tourne au vent,
Sur ce moulin de bois.
Et Celui-ci, c’est mon cousin
Qui fut curé et but si fort du vin
Que le soleil en devint rouge ;
J’ai su qu’il habitait un bouge,
Avec des morts, dans ses armoires.
Car nous avons pour génitoires
Deux cailloux
Et pour monnaie un sac de poux,
Nous, les trois fous,
Qui épousons, au clair de lune,
Trois folles dames, sur la dune.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
L’âge est venu, pas à pas, jour à jour
L’âge est venu, pas à pas, jour à jour,
Poser ses mains sur le front nu de notre amour
Et, de ses yeux moins vifs, l’a regardé.
Et, dans le beau jardin que Juillet a ridé,
Les fleurs, les bosquets et les feuilles vivantes
Ont laissé choir un peu de leur force fervente
Sur l’étang pâle et sur les chemins doux.
Parfois, le soleil marque, âpre et jaloux,
Une ombre dure, autour de sa lumière.
Pourtant, voici toujours les floraisons trémières
Qui persistent à se darder vers leur splendeur,
Et les saisons ont beau peser sur notre vie,
Toutes les racines de nos deux coeurs
Plus que jamais plongent inassouvies,
Et se crispent et s’enfoncent, dans le bonheur.
Oh ! ces heures d’après-midi ceintes de roses
Qui s’enlacent autour du temps et se reposent
La joue en fleur et feu, contre son flanc transi !
Et rien, rien n’est meilleur que se sentir ainsi,
Heureux et clairs encor, après combien d’années !
Mais si tout autre avait été la destinée
Et que, tous deux, nous eussions dû souffrir,
– Quand même ! – oh ! j’eusse aimé vivré et mourir,
Sans me plaindre, d’une amour obstinée.
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Emile Verhaeren
Fleur fatale
L’absurdité grandit comme une fleur fatale
Dans le terreau des sens, des coeurs et des cerveaux ;
En vain tonnent, là-bas, les prodiges nouveaux ;
Nous, nous restons croupir dans la raison natale.
Je veux marcher vers la folie et ses soleils,
Ses blancs soleils de lune au grand midi, bizarres,
Et ses échos lointains, mordus de tintamarres
Et d’aboiements et pleins de chiens vermeils.
Iles en fleurs, sur un lac de neige ; nuage
Où nichent des oiseaux sous les plumes du vent ;
Grottes de soir, avec un crapaud d’or devant,
Et qui ne bouge et mange un coin du paysage.
Becs de hérons, énormément ouverts pour rien,
Mouche, dans un rayon, qui s’agite, immobile
L’insconscience douce et le tic-tac débile
De la tranquille mort des fous, je l’entends bien !
Emile Verhaeren (1855-1916) poésie
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Hans Vlek
(Amsterdam 1947 – Den Bosch 2016) was een Nederlands dichter.
In 1968 ontving hij zowel de Reina Prinsen Geerligsprijs als de Jan Campert-prijs voor zijn bundel Een warm hemd voor de winter. Vlek woonde enige tijd in Marokko en in Granada wonen. Later zou hij worden opgenomen in een psychiatrisch verpleegtehuis in Den Bosch waar hij op 15 juli 2016 overleed.
Bibliografie Hans Vlek
• 1965 · Anatomie voor moordenaars
• 1966 · Iets eetbaars
• 1968 · Een warm hemd voor de winter
• 1970 · Voor de bakker
• 1970 · Zwart op wit
• 1979 · De toren van Babbel
• 1980 · Geen volkse god in uw achtertuin
• 1980 · Onnette sonnetten
• 1986 · De goddelijke gekte
• 1987 · Boghazkøy
• 1991 · De kylix van liber
• 1994 · Hangmat voor Henoch
• 1996 · Hunnenhekel, of: Nieuwe schedeflora
15-07-2016
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Paul Valéry
(1871-1945)
Profusion Du Soir
Poème Abandonné . . .
Du soleil soutenant la puissante paresse
Qui plane et s’abandonne à l’oeil contemplateur,
Regard!… Je bois le vin céleste, et je caresse
Le grain mystéri-eux de l’extrême hauteur.
Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse,
Je joue avec les feux de l’antique inventeur;
Mais le dieu par degrés qui se désintéresse
Dans la pourpre de l’air s’altère avc lenteur.
Laissant dans les champs purs battre toute l’idée,
Les travaux du couchant dans la sphère vidée
Connaissent sans oiseaux leur ancienne grandeur.
L’ange frais de l’oeil nu pressent dans sa pudeur,
Haute nativité d’étoile élucidée,
Un diamant agir qui berce la splendeur…
*
Ô soir, tu viens épandre un délice tranquille,
Horizon des sommeils, stupeur des coeurs pieux,
Persuasive approche, insidieux reptile,
Et rose que respire un mortel immobile
Dont l’oeil dore s’engage aux promesses des cieux.
*
Sur tes ardents autels son regard favorable
Brûle, l’âme distraite, un passé précieux.
Il adore dans l’or qui se rend adorable
Bâtir d’une vapeur un temple mémorable,
Suspendre au sombre éther son risque et son récif,
Et vole, ivre des feux d’un triomphe passif,
Sur l’abime aux ponts d’or rejoindre la Fortune;
-Tandis qu’aux bords lointains du Théâtre pensif,
Sous un masque léger glisse la mince lune…
*
… Ce vin bu, l’homme bâille, et brise le flacon.
Aux merveilles du vide il garde une rancune;
Mais le charme du soir fume sur le balcon
Une confusion de femme et de flocon…
*
-Ô Conseil!… Station solennelle!… Balance
D’un doigt doré pesant les motifs du silence!
Ô sagesse sensible entre les dieux ardents!
-De l’espace trop beau, préserve-moi, balustre!
Là, m’appelle la mer!… Là, se penche l’illustre
Vénus Vertigineuse avec ses bras fondants!
*
Mon oeil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes,
Et boive comme en songe à l’éternel verseau,
Garde une chambre fixe et capable des mondes;
Et ma cupidité des surprises profondes
Voit à peine au travers du transparent berceau
Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule
Sur le sable et le sel la meule de la houle.
*
Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit;
Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues,
Des deesses de fleurs feindre d’être des nues,
Des puissances d’orage d’errer a demi nues,
Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit,
Telle divinité s’accoude. Un ange nage.
Il restaure l’espace à chaque tour de rein.
Moi, qui j’ette ici-bas l’ombre d’un personnage,
Toutefois délié dans le plein souverain,
Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne!
Vivant au sein futur le souvenir marin,
Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne!
*
Une crête écumeuse, énorme et colorée,
Barre, puissamment pure, et plisse le parvis.
Roule jusqu’à mon coeur la distance doree,
Vague!… Croulants soleils aux horizons ravis,
Tu n’iras pas plus loin que la ligne ignorée
Qui divise les dieux des ombres où je vis.
*
Une volute lente et longue d’une lieue
Semant les charmes lourds de sa blanche torpeur
Où se joue une joie, une soif d’être bleue,
Tire le noir navire épuisé de vapeur…
*
Mais pesants et neigeux les monts du crépuscule,
Les nuages trop pleins et leurs seins copieux,
Toute la majesté de l’Olympe recule,
Car voici le signal, voici l’or des adieux,
Et l’espace a humé la barque minuscule…
*
Lourds frontons du sommeil toujours inachevés,
Rideaux bizarrement d’un rubis relevés
Pour le mauvais regard d’une sombre planète,
Les temps sont accomplis, les desirs se sont tus,
Et dans la bouche d’or, bâillements combattus,
S’écartèlent les mots que charmait le poète…
Les temps sont accomplis, les desirs se sont tus.
*
Adieu, Adieu!… Vers vous, ô mes belles images,
Mes bras tendent toujours insatiable port!
Venez, effarouchés, hérissant vos plumages,
Voiliers aventureux que talonne la mort!
Hâtez-vous, hâtez-vous!… La nuit presse!… Tantale
Va périr! Et la joie éphémère des cieux!
Une rose naguère aux ténèbres fatale,
Une toute dernière rose occidentale
Pâlit affreusement sur le soir spacieux…
Je ne vois plus frémir au mât du belvédère
Ivre de brise un sylphe aux couleurs de drapeau,
Et ce grand port n’est plus qu’un noir débarcadère
Couru du vent glacé que sent venir ma peau!
Fermez-vous! Fermez-vous! Fenêtres offensées!
Grands yeux qui redoutez la véritable nuit!
Et toi, de ces hauteurs d’astres ensemencées,
Accepte, fécondé de mystère et d’ennui,
Une maternité muette de pensées…
Paul Valéry poetry
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Paul Valéry
(1871-1945)
Propos Sur La Poésie
Nous venons aujourd’hui vous entretenir de la poésie. Le sujet est à la mode. Il
est admirable que, dans une époque qui sait être à la fois pratique et dissipée,
et que l’on pourrait croire assez détachée de toutes choses spéculatives, tant
d’intérêt soit accordé non seulement à la poésie même, mais encore à la théorie
poétique.
Je me permettrai donc aujourd’hui d’être quelque peu abstrait ; mais, par là, il
me sera possible d’être bref.
Je vous proposerai une certaine idée de la poésie, avec la ferme intention de ne
rien dire qui ne soit de pure constatation, et que tout le monde ne puisse
observer en soi-même ou par soi-même, ou, du moins, retrouver par un
raisonnement facile.
Je commencerai par le commencement. Le commencement de cette exposition d’idées
sur la poésie consistera nécessairement à considérer ce nom même, tel qu’il est
employé dans le discours usuel. Nous savons que ce mot a deux sens, c’est-à-dire
deux fonctions bien distinctes. Il désigne d’abord un certain genre d’émotions,
un état émotif particulier, qui peut être provoqué par des objets ou des
circonstances très diverses. Nous disons d’un paysage qu’il est poétique ; nous
le disons d’une circonstance de la vie ; nous le disons parfois d’une personne.
Mais il existe une seconde acception de ce terme, un second sens plus étroit.
Poésie, en ce sens, nous fait songer à un art, à une étrange industrie dont
l’objet est de reconstituer cette émotion que désigne le premier sens du mot.
Restituer l’émotion poétique à volonté, en dehors des conditions naturelles où
elle se produit spontanément et au moyen des artifices du langage, tel est le
dessein du poète, et telle est l’idée attachée au nom de poésie, pris dans le
second sens.
Entre ces deux notions existent les mêmes relations et les mêmes différences que
celles qui se trouvent entre le parfum d’une fleur et l’opération du chimiste
qui s’applique à le reconstruire de toutes pièces.
Toutefois, on confond à chaque instant les deux idées, et il en résulte qu’une
quantité de jugements, de théories et même d’ouvrages sont viciés dans leur
principe par l’emploi d’un seul mot pour deux choses bien différentes, quoique
liées.
Parlons d’abord de l’émotion poétique, de l’état émotif essentiel.
Vous savez ce que la plupart des hommes éprouvent plus ou moins fortement et
purement devant un spectacle naturel qui leur impose. Les couchers de soleil,
les clairs de lune, les forêts et la mer nous émeuvent. Les grands événements,
les points critiques de la vie affective, les troubles de l’amour, l’évocation
de la mort, sont autant d’occasions ou de causes immédiates de retentissements
intimes plus ou moins intenses et plus ou moins conscients.
Ce genre d’émotions se distingue de toutes autres émotions humaines. Comment
s’en distingue-t-il ? C’est ce qu’il importe à notre dessein actuel de
rechercher. Il nous importe d’opposer aussi nettement que possible l’émotion
poétique à l’émotion ordinaire. La séparation est assez délicate à opérer, car
elle n’est jamais réalisée dans les faits. On trouve toujours mêlées à l’émoi
poétique essentiel la tendresse ou la tristesse, la fureur ou la crainte ou
l’espérance ; et les intérêts et les affections particuliers de l’individu ne
laissent point de se combiner à cette sensation d’univers qui est
caractéristique de la poésie.
J’ai dit : sensation d’univers. J’ai voulu dire que l’état ou émotion poétique
me semble consister dans une perception naissante, dans une tendance à percevoir
un monde, ou système complet de rapports, dans lequel les êtres, les choses, les
événements et les actes, s’ils ressemblent, chacun à chacun, à ceux qui peuplent
et composent le monde sensible, le monde immédiat duquel ils sont empruntés,
sont, d’autre part, dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement
juste, avec les modes et les lois de notre sensibilité générale. Alors, ces
objets et ces êtres connus changent en quelque sorte de valeur. Ils s’appellent
les uns les autres, ils s’associent tout autrement que dans les conditions
ordinaires. Ils se trouvent, – permettez-moi cette expression, – musicalisés,
devenus commensurables, résonants l’un par l’autre. L’univers poétique ainsi
défini présente de grandes analogies avec l’univers du rêve.
Puisque ce mot de rêve s’est introduit dans mon discours, je dirai au passage
qu’il s’est fait dans les temps modernes, à partir du Romantisme, une confusion
assez explicable, mais assez regrettable, entre la notion de poésie et celle de
rêve. Ni le rêve, ni la rêverie ne sont nécessairement poétiques. Ils peuvent
l’être ; mais des figures formées au hasard ne sont que par hasard des figures
harmoniques.
Toutefois, le rêve nous fait comprendre par une expérience commune et fréquente,
que notre conscience puisse être envahie, emplie, constituée par un ensemble de
productions remarquablement différentes des réactions et des perceptions
ordinaires de l’esprit. Il nous donne l’exemple familier d’un monde fermé où
toutes choses réelles peuvent être représentées, mais où toutes choses
paraissent et se modifient par les seules variations de notre sensibilité
profonde. C’est à peu près de même que l’état poétique s’installe, se développe
et se désagrège en nous. C’est dire qu’il est parfaitement irrégulier,
inconstant, involontaire, fragile, et que nous le perdons comme nous l’obtenons,
par accident. Il y a des périodes de notre vie où cette émotion et ces
formations si précieuses ne se manifestent pas. Nous ne pensons même pas
qu’elles soient possibles. Le hasard nous les donne, le hasard nous les retire.
Mais l’homme n’est homme que par la volonté et la puissance qu’il a de conserver
ou de rétablir ce qu’il lui importe de soustraire à la dissipation naturelle des
choses. L’homme a donc fait pour cette émotion supérieure ce qu’il a fait ou
tenté de faire pour toutes les choses périssables et regrettables. Il a cherché,
il a trouvé des moyens de fixer et de ressusciter à son gré les plus beaux ou
les plus purs états de soi-même de reproduire, de transmettre, de garder pendant
des siècles les formules de son enthousiasme, de son extase, de sa vibration
personnelle ; et, par une conséquence heureuse et admirable, l’invention de ces
procédés de conservation lui a donné du même coup l’idée et le pouvoir de
développer et d’enrichir artificiellement les fragments de vie poétique dont sa
nature lui fait don par instants. Il a appris à extraire du cours du temps, à
dégager des circonstances, ces formations, ces perceptions merveilleuses
fortuites qui eussent été perdues sans retour, si l’être ingénieux et sagace ne
fût venu assister l’être instantané, apporter le secours de ses inventions au
moi purement sensible. Tous les arts ont été créés pour perpétuer, changer,
chacun selon son essence, un moment d’éphémère délice en la certitude d’une
infinité d’instants délicieux. Une oeuvre n’est que l’instrument de cette
multiplication ou régénération possible. Musique, peinture, architecture sont
les modes divers correspondant à la diversité des sens. Or, parmi ces moyens de
produire ou de reproduire un monde poétique, de l’organiser pour la durée et de
l’amplifier par le travail réfléchi, le plus ancien, peut-être, le plus
immédiat, et cependant le plus complexe, – c’est le langage. Mais le langage, à
cause de sa nature abstraite, de ses effets plus spécialement intellectuels, –
c’est-à-dire : indirects, – et de ses origines ou de ses fonctions pratiques,
propose à l’artiste qui s’occupe de le vouer et de l’ordonner à la poésie, une
tâche curieusement compliquée. Il n’y eût jamais eu de poètes si l’on eût eu
conscience des problèmes à résoudre. (Personne ne pourrait apprendre à marcher,
si pour marcher il fallait se représenter et posséder à l’état d’idées claires
tous les éléments du moindre pas.)
Mais nous ne sommes point ici pour faire des vers. Nous essayons, au contraire,
de considérer les vers comme impossibles à faire, pour admirer plus lucidement
les efforts des poètes, concevoir leur témérité et leurs fatigues, leurs risques
et leurs vertus, nous émerveiller de leur instinct.
Je vais donc en peu de mots tenter de vous donner quelque idée de ces
difficultés.
Je vous l’ai dit tout à l’heure : le langage est un instrument, un outil, ou
plutôt une collection d’outils et d’opérations formée par la pratique et
asservie à elle. Il est donc un moyen nécessairement grossier, que chacun
utilise, accommode à ses besoins actuels, déforme selon les circonstances,
ajuste à sa personne physiologique et à son histoire psychologique.
Vous savez à quelles épreuves nous le soumettons quelquefois. Les valeurs, les
sens des mots, les règles de leurs accords, leur émission, leur transcription
nous sont à la fois des jouets et des instruments de torture. Sans doute, nous
avons quelque égard aux décisions de l’Académie ; et sans doute, le corps
enseignant, les examens, la vanité surtout, opposent quelques obstacles à
l’exercice de la fantaisie individuelle. Dans les temps modernes, d’ailleurs, la
typographie agit très puissamment pour la conservation de ces conventions
d’écriture. Par là, les altérations d’origine personnelle sont retardées dans
une certaine mesure ; mais les qualités du langage les plus importantes pour le
poète, qui sont évidemment ses propriétés ou possibilités musicales, d’une part,
et ses valeurs significatives illimitées (celles qui résident à la propagation
des idées dérivées d’une idée), de l’autre, sont aussi les moins défendues
contre le caprice, les initiatives, les actions et les dispositions des
individus. La prononciation de chacun et son « acquis » psychologique
particulier introduisent dans la transmission par le langage, une incertitude,
des chances de méprises, un imprévu tout inévitables. Remarquez bien ces deux
points : en dehors de son application aux besoins les plus simples et les plus
communs de la vie, le langage est tout le contraire d’un instrument de
précision. Et en dehors de certaines coïncidences rarissimes, de certains
bonheurs d’expression et de forme sensible combinées, il n’a rien d’un moyen de
poésie.
En somme, le destin amer et paradoxal du poète lui impose d’utiliser une
fabrication de l’usage courant et de la pratique à des fins exceptionnelles et
non pratiques ; il doit emprunter des moyens d’origine statistique et anonyme
pour accomplir son dessein d’exalter et d’exprimer sa personne en ce qu’elle a
de plus pur et de singulier.
Rien ne fait mieux saisir toute la difficulté de sa tâche, que de comparer ses
données initiales avec celles dont dispose le musicien. Voyez un peu ce qui est
offert à l’un et à l’autre, au moment qu’ils vont se mettre à l’ouvrage et
passer de l’intention à l’exécution.
Heureux le musicien ! L’évolution de son art lui a fait une condition toute
privilégiée. Ses moyens sont bien définis, la matière de sa composition est tout
élaborée devant lui. On peut aussi le comparer à l’abeille quand elle n’a qu’à
s’inquiéter de son miel. Les rayons réguliers et les alvéoles de cire sont tout
faits devant elle. Sa tâche est bien mesurée et restreinte au meilleur d’elle-
même. Tel le compositeur. On peut dire que la musique préexiste et l’attend. Il
y a beau temps qu’elle est toute constituée !
Comment eut lieu cette institution de la musique ? Nous vivons par l’ouïe dans
l’univers des bruits. De leur ensemble se détache l’ensemble de bruits
particulièrement simples, c’est-à-dire bien reconnaissables par l’oreille et qui
lui servent de repères : ce sont des éléments dont les relations réciproques
sont intuitives ; ces relations exactes et remarquables sont perçues par nous
aussi nettement que leurs éléments eux-mêmes. L’intervalle de deux notes nous
est aussi sensible qu’une note.
Par là, ces unités sonores, ces sons, sont aptes à former des combinaisons
suivies, des systèmes successifs ou simultanés dont la structure, les
enchaînements, les implications, les entrecroisements nous apparaissent et
s’imposent. Nous distinguons nettement le son du bruit, et nous percevons dès
lors un contraste entre eux, impression de grande conséquence car ce contraste
est celui du pur et de l’impur, qui se ramène à celui de l’ordre et du désordre,
tient lui-même, sans doute, aux effets de certaines lois énergétiques. Mais
n’allons pas si loin.
Ainsi, cette analyse des bruits, ce discernement qui a permis la constitution de
la musique comme activité séparée et exploitation de l’univers des sons, a été
accomplie, ou du moins contrôlée, unifiée, codifiée, grâce à l’intervention de
la science physique, qui s’est d’ailleurs découverte elle-même à cette occasion
et s’est reconnue comme science des mesures, et qui a su, dès l’Antiquité,
adapter la mesure à la sensation, et obtenir le résultat capital de produire la
sensation sonore de manière constante et identique, au moyen d’instruments qui
sont, en réalité, des instruments de mesure.
Le musicien se trouve donc en possession d’un ensemble parfait de moyens bien
définis, qui font correspondre exactement des sensations à des actes ; tous les
éléments de son jeu lui sont présents, énumérés et classés, et cette
connaissance précise de ses moyens, dont il est non seulement instruit mais
pénétré et armé intimement, lui permet de prévoir et de construire, sans aucune
préoccupation au sujet de la matière et de la mécanique générale de son art.
Il en résulte que la musique possède un domaine propre, absolument sien. Le
monde de l’art musical, monde des sons, est bien séparé du monde des bruits.
Tandis qu’un bruit se borne à évoquer en nous un événement isolé quelconque, un
son qui se produit évoque à soi seul tout l’univers musical. Dans cette salle où
je parle, où vous percevez le bruit de ma voix et divers incidents auditifs, si
tout à coup une note se faisait entendre, si un diapason ou un instrument bien
accordé se mettait à vibrer, à peine affectés par ce bruit exceptionnel, qui ne
peut pas se confondre avec les autres, vous auriez aussitôt la sensation d’un
commencement. Une atmosphère tout autre serait sur-le-champ créée, un état
particulier d’attente s’imposerait, un ordre nouveau, un monde s’annoncerait et
vos attentions s’organiseraient pour l’accueillir. Davantage, elles tendraient
en quelque sorte à développer d’elles-mêmes ces prémisses, et à engendrer des
sensations ultérieures de même espèce, de même pureté que la sensation reçue.
Et la contre-épreuve existe.
Si, dans une salle de concert, pendant que résonne et domine la symphonie, il
arrive qu’une chaise tombe qu’une personne tousse, qu’une porte se ferme,
aussitôt nous avons l’impression de je ne sais quelle rupture. Quelque chose
d’indéfinissable, de la nature d’un charme ou d’un cristal, a été brisé ou
fendu.
Or, cette atmosphère, ce charme puissant et fragile, cet univers des sons est
offert au moindre compositeur par la nature de son art et par les acquisitions
immédiates de cet art.
Tout autre, infiniment moins heureuse, est la dotation du poète. Poursuivant un
objet qui ne diffère pas excessivement de celui que vise le musicien, il est
privé des immenses avantages que je viens de vous indiquer. Il doit créer ou
recréer à chaque instant ce que l’autre trouve tout fait et tout prêt.
En quel état défavorable et désordonné le poète trouve les choses ! Il a devant
soi ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers que toute
connaissance qui se précise le rejette pour se créer ses instruments de pensée ;
il doit emprunter cette collection de termes et règles traditionnelles et
irrationnelles, modifiés par quiconque, bizarrement introduits, bizarrement
interprétés, bizarrement codifiés. Rien de moins propre aux desseins de
l’artiste que ce désordre essentiel dont il doit extraire à chaque instant les
éléments de l’ordre qu’il veut produire. Il n’y a pas eu pour le poète de
physicien qui ait déterminé les propriétés constantes de ces éléments de son
art, leurs rapports, leurs conditions d’émission identique. Point de diapasons,
point de métronomes, point de constructeurs de gammes et de théoriciens de
l’harmonie. Aucune certitude, si ce n’est celle des fluctuations phonétiques et
significatives du langage. Ce langage d’ailleurs, n’agit point comme le son, sur
un sens unique, sur l’ouïe, qui est le sens par excellence de l’attente et de
l’attention. Il constitue, au contraire, un mélange d’excitations sensorielles
et psychiques parfaitement incohérentes. Chaque mot est un assemblage instantané
d’effets sans relation entre eux. Chaque mot assemble un son et un sens. Je me
trompe : il est à la fois plusieurs sons et plusieurs sens. Plusieurs sons,
autant de sons qu’il est de provinces en France et presque d’hommes dans chaque
province.
C’est là une circonstance très grave pour les poètes, dont les effets musicaux
qu’ils avaient prévus sont corrompus ou défigurés par l’acte de leurs lecteurs.
Plusieurs sens, car les images que chaque mot nous suggère sont généralement
assez différentes et leurs images secondaires infiniment différentes.
La parole est chose complexe, elle est combinaison de propriétés à la fois liées
dans le fait et indépendantes par leur nature et par leur fonction. Un discours
peut être logique et chargé de sens, mais sans rythme et sans nulle mesure ; il
peut être agréable à l’ouïe et parfaitement absurde ou insignifiant ; il peut
être clair et vain, vague et délicieux… Mais il suffit, pour faire concevoir
son étrange multiplicité, de nommer toutes les sciences qui se sont créées pour
s’occuper de cette diversité et en exploiter chacune un des éléments. On peut
étudier un texte de bien des façons indépendantes, car il est tour à tour
justiciable de la phonétique, de la sémantique, de la syntaxe, de la logique, de
la rhétorique, sans omettre la métrique, ni l’étymologie.
Voici le poète aux prises avec cette matière mouvante et trop impure ; obligé de
spéculer sur le son et sur le sens tour à tour, de satisfaire non seulement à
l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des conditions intellectuelles
variées : logique, grammaire, sujet du poème, figures et ornements de tous
ordres, sans compter les règles conventionnelles. Voyez quel effort suppose
l’entreprise de mener à bonne fin un discours où tant d’exigences doivent se
trouver miraculeusement satisfaites à la fois.Ici commencent les opérations
incertaines et minutieuses de l’art littéraire. Mais cet art nous offre deux
aspects, il a deux grands modes qui, dans leur état extrême, s’opposent, mais
qui, toutefois, se rejoignent et s’enchaînent par une foule de degrés
intermédiaires. Il y a la prose et il y a le vers. Entre eux, tous les types de
leur mélange ; mais c’est dans leurs états extrêmes que je les considérerai
aujourd’hui. On pourrait illustrer cette opposition des extrêmes en l’exagérant
quelque peu : on dirait que le langage a pour limites la musique, d’un côté,
l’algèbre, de l’autre.
J’aurai recours à une comparaison qui m’est familière pour rendre plus facile à
saisir ce que j’ai à dire sur ce sujet. Un jour que je parlais de tout ceci dans
une ville étrangère, comme je m’étais servi de cette même comparaison, je reçus,
de l’un de mes auditeurs, une citation fort remarquable qui me fit voir que
l’idée n’était pas nouvelle. Elle ne l’était du moins que pour moi.
Voici la citation. C’est là un extrait d’une lettre de Racan à Chapelain, dans
laquelle Racan nous apprend que Malherbe assimilait la prose à la marche, la
poésie à la danse, comme je vais le faire tout à l’heure :
« Donnez, dit Racan, tel nom qu’il vous plaira à ma prose, de galante, de naïve,
d’enjouée. Je suis résolu de me tenir dans les préceptes de mon premier maître
Malherbe, et de ne chercher jamais ni nombre, ni cadence à mes périodes, ni
d’autre ornement que la netteté qui peut exprimer mes pensées. Ce bonhomme
(Malherbe) comparait la prose à la marche ordinaire et la poésie à la danse, et
il disait qu’aux choses que nous sommes obligés de faire on y doit tolérer
quelque négligence, mais que ce que nous faisons par vanité, c’est être ridicule
que de n’y être que médiocres. Les boiteux et les goutteux ne se peuvent
empêcher de marcher, mais il n’y a rien qui les oblige à danser la valse ou les
cinq pas. »
La comparaison que Racan donne à Malherbe, et que j’avais, de mon côté,
facilement aperçue, est immédiate. Je vais vous faire voir qu’elle est féconde.
Elle se développe très loin avec une curieuse précision. Elle est peut-être
quelque chose de plus qu’une similitude d’apparences.
La marche comme la prose a toujours un objet précis. Elle est un acte dirigé
vers quelque objet que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances
actuelles, la nature de l’objet, le besoin que j’en ai, l’impulsion de mon
désir, l’état de mon corps, celui du terrain, qui ordonnent à la marche son
allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et son terme fini. Toutes les
propriétés de la marche se déduisent de ces conditions instantanées et qui se
combinent singulièrement dans chaque occasion, tellement qu’il n’y a pas deux
déplacements de cette espèce qui soient identiques, qu’il y a chaque fois
création spéciale, mais, chaque fois, abolie et comme absorbée dans l’acte
accompli.
La danse, c’est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d’actes, mais
qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit
quelque chose, ce n’est qu’un objet idéal, un état, une volupté, un fantôme de
fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime, un point
suprême de l’être… Mais si différente qu’elle soit du mouvement utilitaire
notez cette remarque essentielle quoique infiniment simple, qu’elle use des
mêmes membres, des mêmes organes, os, muscles, nerfs, que la marche même.
Il en va exactement de même de la poésie qui use des mêmes mots, des mêmes
formes, des mêmes timbres que la prose.
La prose et la poésie se distinguent donc par la différence de certaines lois ou
conventions momentanées de mouvement et de fonctionnement appliquées à des
éléments et à des mécanismes identiques. C’est pourquoi il faut se garder de
raisonner de la poésie comme l’on fait de la prose. Ce qui est vrai de l’une n’a
plus de sens, dans bien des cas, si on veut le trouver dans l’autre. Et c’est
par quoi (pour choisir un exemple), il est facile de justifier immédiatement
l’usage des inversions ; car ces altérations de l’ordre coutumier et, en quelque
sorte, élémentaire des mots en français, furent critiquées à diverses époques,
très légèrement à mon sens, par des motifs qui se réduisent à cette formule
inacceptable : la poésie est prose.
Poussons un peu plus loin notre comparaison, qui supporte d’être approfondie. Un
homme marche. Il se meut d’un lieu à un autre, selon un chemin qui est toujours
un chemin de moindre action. Notons ici que la poésie serait impossible si elle
était astreinte au régime de la ligne droite. On vous enseigne : dites qu’il
pleut, si vous vou1ez dire qu’il pleut ! Mais jamais l’objet d’un poète n’est et
ne peut être de nous apprendre qu’il pleut. Il n’est pas besoin d’un poète pour
nous persuader de prendre notre parapluie. Voyez ce que devient Ronsard, ce que
devient Hugo, ce que deviennent le rythme, les images, les consonances, les plus
beaux vers du monde, si vous soumettez la poésie au système Dites qu’il pleut !
Ce n’est que par une confusion grossière des genres et des moments que l’on peut
reprocher au poète ses expressions indirectes et ses formes complexes. On ne
voit pas que la poésie implique une décision de changer la fonction du langage.
Je reviens à l’homme qui marche. Quand cet homme a accompli son mouvement, quand
il a atteint le lieu, le livre, le fruit, l’objet qu’il désirait, aussitôt cette
possession annule tout son acte, l’effet dévore la cause, la fin absorbe le
moyen, et quelles qu’aient été les modalités de son acte et de sa démarche, il
n’en demeure que le résultat. Le boiteux, le goutteux dont parlait Malherbe, une
fois qu’ils ont péniblement gagné le fauteuil où ils se dirigeaient, ne sont pas
moins assis que l’homme le plus alerte qui eût rejoint ce siège d’un pas vif et
léger. Il en est tout de même dans l’usage de la prose. Le langage dont je viens
de me servir, qui vient d’exprimer mon dessein, mon désir, mon commandement, mon
opinion, ma demande ou ma réponse, ce langage qui a rempli son office,
s’évanouit à peine arrivé. Je l’ai émis pour qu’il périsse, pour qu’il se
transforme irrévocablement en vous, et je connaîtrai que je fus compris à ce
fait remarquable que mon discours n’existe plus. Il est remplacé entièrement et
définitivement par son sens, ou du moins par un certain sens, c’est-à-dire par
des images, des impulsions, des réactions ou des actes de la personne à qui l’on
parle ; en somme, par une modification ou réorganisation intérieure de celle-ci.
Mais celui qui n’a pas compris, celui-là conserve et répète les mots.
L’expérience est aisée…
Vous voyez donc que la perfection de ce discours, dont l’unique destination est
la compréhension, consiste évidemment dans la facilité avec laquelle il se
transmue en tout autre chose, en non-langage. Si vous avez compris mes paroles,
mes paroles mêmes ne vous sont plus de rien ; elles ont disparu de vos esprits,
cependant que vous possédez leur contre-partie, vous possédez, sous forme
d’idées et de relations, de quoi restituer la signification de ces propos, sous
une forme qui peut être toute différente.
En d’autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage qui est
spécifiquement prose, la forme ne se conserve pas, ne survit pas à la
compréhension, elle se dissout dans la clarté, elle a agi, elle a fait
comprendre, elle a vécu.
Mais au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait
expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il
vient d’être.
La poésie se reconnaît à cet effet remarquable par quoi on pourrait bien la
définir : qu’elle tend à se reproduire dans sa forme, qu’elle provoque nos
esprits à la reconstituer telle quelle. Si je me permettais un mot tiré de la
technique industrielle, je dirais que la forme poétique se récupère
automatiquement.
C’est là une propriété admirable et caractéristique entre toutes. Je voudrais
vous en donner une image simple. Imaginez un pendule qui oscille entre deux
points symétriques. Associez à l’un de ces points l’idée de la forme poétique,
de la puissance du rythme, de la sonorité des syllabes, de l’action physique de
la déclamation, des surprises psychologiques élémentaires que vous causent les
rapprochements insolites des mots. Associez à l’autre point, au point conjugué
du premier, l’effet intellectuel, les visions et les sentiments qui constituent
pour vous le « fond », le « sens » du poème donné, et observez alors que le
mouvement de votre âme, ou de votre attention, lorsqu’elle est assujettie à la
poésie, toute soumise et docile aux impulsions successives du langage des dieux,
va du son vers le sens, du contenant vers le contenu, tout se passant d’abord
comme dans l’usage ordinaire du parler ; mais il arrive ensuite, à chaque vers,
que le pendule vivant soit ramené à son point de départ verbal et musical. Le
sens qui se propose trouve pour seule issue, pour seule forme, la forme même de
laquelle il procédait. Ainsi entre la forme et le fond, entre le son et le sens,
entre le poème et l’état de poésie, une oscillation se dessine, une symétrie,
une égalité de valeur et de pouvoirs.
Cet échange harmonique entre l’impression et l’expression est à mes yeux le
principe essentiel de la mécanique poétique, c’est-à-dire de la production de
l’état poétique par la parole. Le poète fait profession de trouver par bonheur
et de chercher par industrie ces formes singulières du langage dont j’ai essayé
de vous analyser l’action.
La poésie ainsi entendue est radicalement distincte de toute prose : en
particulier, elle s’oppose nettement à la description et à la narration
d’événements qui tendent à donner l’illusion de la réalité, c’est-à-dire au
roman et au conte quand leur objet est de donner puissance du vrai à des récits,
portraits, scènes et autres représentations de la vie réelle. Cette différence a
même des marques physiques qui s’observent aisément. Considérez les attitudes
comparées du lecteur de romans et du lecteur de poèmes. Il peut être le même
homme, mais qui diffère excessivement de soi-même quand il lit l’un ou l’autre
ouvrage. Voyez le lecteur de roman quand il se plonge dans la vie imaginaire que
lui intime sa lecture. Son corps n’existe plus. Il soutient son front de ses
deux mains. Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l’esprit seul. Il est
absorbé par ce qu’il dévore ; il ne peut se retenir, car je ne sais quel démon
le presse d’avancer. Il veut la suite, et la fin, il est en proie à une sorte
d’aliénation : il prend parti, il triomphe, il s’attriste, il n’est plus lui-
même, il n’est plus qu’un cerveau séparé de ses forces extérieures, c’est-à-dire
livré à ses images, traversant une sorte de crise de crédulité.
Tout autre est le lecteur de poèmes.
Si la poésie agit véritablement sur quelqu’un, ce n’est point en le divisant
dans sa nature, en lui communiquant les illusions d’une vie feinte et purement
mentale. Elle ne lui impose pas une fausse réalité qui exige la docilité de
l’âme, et donc l’abstention du corps. La poésie doit s’étendre à tout l’être ;
elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses
facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l’ordonne en profondeur,
car elle vise à provoquer ou à reproduire l’unité et l’harmonie de la personne
vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l’homme est possédé par un
sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l’écart.
En somme, entre l’action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est
d’ordre physiologique. Le poème se déploie dans un domaine plus riche de nos
fonctions de mouvement, il exige de nous une participation qui est plus proche
de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous transforment
plutôt en sujets du rêve et de notre faculté d’être hallucinés.
Mais je répète que des degrés, des formes de passage innombrables existent entre
ces termes extrêmes de l’expression littéraire.
Ayant tenté de définir le domaine de la poésie, je devrais à présent m’essayer à
envisager l’opération même du poète, les problèmes de la composition et de la
facture. Mais ce serait entrer dans une voie bien épineuse. On y trouve des
tourments infinis, des disputes qui ne peuvent avoir de fin, des épreuves, des
énigmes, des soucis et même des désespoirs qui font le métier de poète un des
plus incertains et des plus fatigants qui soient. Le même Malherbe que j’ai déjà
cité, disait qu’après avoir achevé un bon sonnet, l’auteur a droit de prendre
dix ans de repos. Encore admettait-il par là que ces mots : un sonnet achevé
signifient quelque chose… Quant à moi, je ne les entends guère… Je les
traduis par sonnet abandonné.
Effleurons cependant cette difficile question : Faire des vers…
Mais vous savez tous qu’il existe un moyen fort simple de faire des vers.
Il suffit d’être inspiré, et les choses vont toutes seules. Je voudrais bien
qu’il en fût ainsi. La vie serait supportable. Accueillons, toutefois, cette
réponse naïve, mais examinons-en les conséquences.
Celui qui s’en contente, il lui faut consentir ou bien que la production
poétique est un pur effet du hasard, ou bien qu’elle procède d’une sorte de
communication surnaturelle ; l’une et l’autre hypothèse réduisent le poète à un
rôle misérablement passif. Elles font de lui ou une sorte d’urne en laquelle des
millions de billes sont agitées, ou une table parlante dans laquelle un esprit
se loge. Table ou cuvette, en somme, mais point un dieu, – le contraire d’un
dieu, le contraire d’un Moi.
Et le malheureux auteur, qui n’est donc plus auteur, mais signataire, et
responsable comme un gérant de journal, le voici contraint de se dire :« Dans
tes ouvrages, cher poète, ce qui est bon n’est pas de toi, ce qui est mauvais
t’appartient sans conteste. »
Il est étrange que plus d’un poète se soit contenté, – à moins qu’il ne se soit
enorgueilli, – de n’être qu’un instrument, un médium momentané.
Or, l’expérience comme la réflexion nous montrent, au contraire, que les poèmes
dont la perfection complexe et l’heureux développement imposeraient le plus
fortement à leurs lecteurs émerveillés l’idée de miracle, de coup de fortune,
d’accomplissement surhumain (à cause d’un assemblage extraordinaire des vertus
que l’on peut désirer mais non espérer trouver réunies dans un ouvrage), sont
aussi des chefs-d’oeuvre de labeur, sont, d’autre part, des monuments
d’intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et de
l’analyse, exigeant des qualités trop multiples pour pouvoir se réduire à celles
d’un appareil enregistreur d’enthousiasmes ou d’extases. On sent bien devant un
beau poème de quelque longueur, qu’il y a des chances infimes pour qu’un homme
ait pu improviser sans retours, sans autre fatigue que celle d’écrire ou
d’émettre ce qui lui vient à l’esprit, un discours singulièrement sûr de soi,
pourvu de ressources continuelles, d’une harmonie constante et d’idées toujours
heureuses, un discours qui ne cesse de charmer, où ne se trouvent point
d’accidents, de marques de faiblesse et d’impuissance, où manquent ces fâcheux
incidents qui rompent l’enchantement et ruinent l’univers poétique dont je vous
parlais tout à l’heure.
Ce n’est pas qu’il ne faille, pour faire un poète, quelque chose d’autre,
quelque vertu qui ne se décompose pas, qui ne s’analyse pas en actes
définissables et en heures de travail. Le Pégase-Vapeur, le Pégase-Heure ne sont
pas encore des unités légales de puissance poétique.
Il y a une qualité spéciale, une sorte d’énergie individuelle propre au poète.
Elle paraît en lui et le révèle à soi-même dans certains instants d’un prix
infini.
Mais ce ne sont que des instants, et cette énergie supérieure (c’est-à-dire
telle que toutes les autres énergies de l’homme ne la peuvent composer et
remplacer), n’existe ou ne peut agir que par brèves et fortuites manifestations.
Il faut ajouter, – ceci est assez important, – que les trésors qu’elle illumine
aux yeux de notre esprit, les idées ou les formes qu’elle nous produit à nous-
mêmes sont fort éloignés d’avoir une valeur égale aux regards étrangers.
Ces moments d’un prix infini, ces instants qui donnent une sorte de dignité
universelle aux relations et aux intuitions qu’ils engendrent sont non moins
féconds en valeurs illusoires ou incommunicables. Ce qui vaut pour nous seuls ne
vaut rien. C’est la loi de la Littérature. Ces états sublimes sont en vérité des
absences dans lesquelles se rencontrent des merveilles naturelles qui ne se
trouvent que là, mais ces merveilles toujours sont impures, je veux dire mêlées
de choses viles ou vaines, insignifiantes ou incapables de résister à la lumière
extérieure, ou encore impossibles à retenir, à conserver. Dans l’éclat de
l’exaltation, tout ce qui brille n’est pas or.
En somme, certains instants nous trahissent des profondeurs où le meilleur de
nous-mêmes réside, mais en parcelles engagées dans une matière informe, en
fragments de figure bizarre ou grossière. Il faut donc séparer de la masse ces
éléments de métal noble et s’inquiéter de les fondre ensemble et d’en façonner
quelque joyau.
Si l’on se plaisait à développer en rigueur la doctrine de la pure inspiration,
on en déduirait des conséquences bien étranges. On trouverait nécessairement,
par exemple, que ce poète qui se borne à transmettre ce qu’il reçoit, à livrer à
des inconnus ce qu’il tient de l’inconnu, n’a donc nul besoin de comprendre ce
qu’il écrit sous la dictée mystérieuse.
Il n’agit pas sur ce poème dont il n’est pas la source. Il peut être tout
étranger à ce qui découle au travers de lui. Cette conséquence inévitable me
fait songer à ce qui, jadis, était généralement cru au sujet de la possession
diabolique. On lit dans les documents d’autrefois qui relatent les
interrogatoires en matière de sorcellerie, que des personnes, souvent, furent
convaincues d’être habitées du démon, et condamnées de ce chef, pour avoir,
quoique ignorantes et incultes, discuté, argumenté, blasphémé pendant leurs
crises, en grec, en latin, voire en hébreu devant les enquêteurs horrifiés. (Ce
n’était point du latin sans larmes, je pense.)
Est-ce là ce que l’on exige du poète ? Certes, une émotion caractérisée par la
puissance expressive spontanée qu’elle déchaîne est l’essence de la poésie. Mais
la tâche du poète ne peut consister à se contenter de la subir. Ces expressions,
jaillies de l’émoi, ne sont qu’accidentellement pures, elles emportent avec
elles bien des scories, contiennent quantité de défauts dont l’effet serait de
troubler le développement poétique et d’interrompre la résonance prolongée qu’il
s’agit enfin de provoquer dans une âme étrangère. Car le désir du poète, si le
poète vise au plus haut de son art, ne peut être que d’introduire quelque âme
étrangère à la divine durée sa vie harmonique, pendant laquelle se composent et
se mesurent toutes les formes et durant laquelle s’échangent les répons de
toutes ses puissances sensitives et rythmiques.
L’inspiration, mais c’est au lecteur qu’elle appartient et qu’elle est destinée,
comme il appartient au poète d’y faire penser, d’y faire croire, de faire ce
qu’il faut pour qu’on ne puisse attribuer qu’aux dieux un ouvrage trop parfait,
ou trop émouvant pour sortir des mains incertaines d’un homme. L’objet même de
l’art et le principe de ses artifices, il est précisément de communiquer
l’impression d’un état idéal dans lequel l’homme qui l’obtiendrait serait
capable de produire spontanément, sans effort, sans faiblesse, une expression
magnifique et merveilleusement ordonnée de sa nature et de nos destins.
Paul Valéry poésie
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