Marcel Schwob: La Madone Amoureuse (Poème)
La Madone Amoureuse
Le ciel noir se piquait de torches résineuses,
Scintillantes lueurs, astres pâles d’amour.
Secouant du zénith leurs vapeurs lumineuses
En nuages d’encens au brasier du jour.
Se lustrait du vermeil bruni d’un disque pur,
Coeur jaunissant de fleur immobile et plantée
Comme une pâquerette aux mornes champs d’azur,
A travers l’infini sombre de l’étendue
La blancheur de la Vierge immense s’allongeait,
Colosse de vapeur vaguement épandue
Où le glaive éclatant de la lune plongeait.
Ce n’était plus le marbre aux arêtes précises
Où les Grecs découpaient la chair pâle des dieux,
Mais un esprit flottant en formes indécises
Et versant du brouillard vers la voûte des cieux.
Car l’idéal chrétien est fait de chair meurtrie,
Et d’orbites saignants et de membres broyés,
Tandis qu’abandonnant sa dépouille flétrie
L’âme ailée ouvre l’air de ses bras éployés.
Les dieux morts des anciens vivaient de notre vie;
Ils avaient nos amours; ils avaient nos douleurs;
Ils voyaient nos plaisirs en pâlissant d’envie
Et se vengeaient du rire en nous forçant aux pleurs.
Le Symbole vivant n’a que son existence
Dont la force idéale échappe à nos regards,
Et les martyrs en vain cloués sur leur potence
Interrogeaient l’éther avec leurs yeux hagards.
Mais l’élan passionné de la Vierge Marie
Avait noyé son âme en une ombre de chair
Faite de désirs fous, de luxure pétrie,
Où le cri de l’amour passait comme un éclair.
Cette chair transparente errait dans la pénombre,
Emergeait sous le froid de la Nuit, grelottait,
Et la Vierge trempée aux plis d’un voile sombre
Couvrait de ses deux mains son front et sanglotait.
Ses cheveux blonds coulaient en vagues dénouées
Qui ruisselaient à flots dans le fauve sillon
Des mamelles de brume à sa forme clouées
Par deux boutons puissants casqués de vermillon.
Et ses larmes roulaient en sanglantes rosées,
Jaillissant sous les cils parfumés de ses yeux
Comme un filet gonflé de leurs perles rosées,
Sa chevelure d’or tombait en plis soyeux.
Pendant qu’elle pleurait dans ses chairs cristallines,
Un nuage laiteux en panache fumait,
Fondant leur transparence en teintes opalines
Dont la neige mousseuse et légère écumait.
Et ses pâles cheveux aux couleurs effacées
Lentement noircissaient au creuset de la nuit,
Et l’or blond s’enfuyait de leurs teintes passées (5).
Ainsi que l’or mourant d’une braise s’enfuit
Ses veines se gonflaient de gouttes purpurines
Qui faisaient tressaillir ses nerfs en les baignant;
Un souffle sensuel dilatait ses narines
Et le désir perçait son coeur d’un clou saignant.
La blonde déité qui pleurait diaphane,
En cachant ses yeux bleus de ses longs doigts nacrés,
Avait pris les cheveux d’une brune profane
Et sa chair inhabile à des gestes sacrés.
Ce n’était plus la chaste et mystique Marie
Eclairée du halo pur de la Trinité,
Mais c’était une fille amoureuse, qui crie
Et gémit de désir sur sa virginité.
Elle entendait monter de langoureuses plaintes
De la vasque profonde où la Terre planait;
Le soupir attiédi des premières étreintes
En effluve d’amour vers sa bouche émanait.
Marcel Schwob
(1867-1905)
La Madone Amoureuse
• fleursdumal.nl magazine
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