Paul Valéry: Rêve
Rêve
Je rêve un fort splendide et calme, où la nature
S’endort entre la rive et le flot infini,
Près de palais portant des dômes d’or bruni,
Près des vaisseaux couvrant de drapeaux leur mâture.
Vers le large horizon où vont les matelots
Les cloches d’argent fin jettent leurs chants étranges.
L’enivrante senteur des vins et des oranges
Se mêle à la senteur enivrante des flots…
Une lente chanson monte vers les étoiles,
Douce comme un soupir, triste comme un adieu.
Sur l’horizon la lune ouvre son œil de feu
Et jette ses rayons parmi les lourdes voiles.
Brune à la lèvre rose et couverte de fards,
La fille, l’œil luisant comme une girandole,
Sur la hanche roulant ainsi qu’une gondole,
Hideusement s’en va sous les flots blafards.
Et moi, mélancolique amant de l’onde sombre,
Ami des grands vaisseaux noirs le silencieux,
J’erre dans la fraîcheur du vent délicieux
Qui fait trembler dans l’eau des lumières sans nombre.
Paul Valéry
(1871-1945)
Rêve
Poème
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