Charles Péguy: Quatrains
Quatrains
Cœur dur comme une tour,
Ô cœur de pierre,
Donjon de jour en jour
Vêtu de lierre.
De tous liens lié
A cette terre,
Ô cœur humilié,
Cœur solitaire.
Cœur qui as tant crevé
De pleurs secrets,
Buveur inabreuvé,
Cendre et regrets.
Cœur tant de fois baigné
Dans la lumière,
Et tant de fois noyé
Source première.
Ô cœur laissé pour mort
Dans le fossé,
Cœur tu battais encore,
Ô trépassé.
Ô cœur inexploré,
Vaste univers,
Idole décorée,
Jardin d’hiver.
Ô vase de regret
Plein jusqu’aux bords
Du venin d’un remords
Inespéré…
Ô vieil arbre écorcé,
Rongé des vers,
Vieux sanglier forcé,
Ô cœur pervers…
Cœur qui as tant saigné
D’amour, de haine,
Ô cœur mal résigné
De tant de peine.
Cœur tant de fois flétri
Au dur labeur,
Cœur tant de fois fleuri
Aux soirs de mai…
Cœur tant de fois forgé
Sous le marteau,
Cœur tant de fois crevé
Sous le couteau…
Cœur qui a tant rêvé,
Ô cœur charnel,
Ô cœur inachevé
Cœur éternel.
Cœur qui a tant battu,
D’amour, d’espoir,
Ô cœur trouveras-tu
La paix du soir…
Cœur tant de fois pétri,
Ô pain du jour,
Cœur tant de fois meurtri,
Levain d’amour.
Cœur qui a tant battu,
D’amour, de haine,
Cœur tu ne battras plus
De tant de peine.
Cœur dévoré d’amour,
Te tairas-tu,
Ô cœur de jour en jour
Inentendu…
Cœur plein d’un seul regret
Poignant et bref,
Comme un unique fret
Charge une nef.
Cœur plein d’un seul regret
Poignant et sourd,
Comme un fardeau trop lourd
Charge une nef.
Cœur vaisseau démarré
A charge pleine,
Vaisseau désemparé
De sa misaine.
Cœur plein d’un seul amour,
Désaccordé,
Ô cœur de jour en jour
Plus hasardé…
Dans ce noble séjour,
Cœur attardé,
Plein d’un secret si lourd,
Mur lézardé…
Ô cœur exténué,
Péri d’amour,
Ô cœur de jour en jour
Destitué…
Ô peine aux longs cheveux
Couchée au lit
De l’homme que tu veux
Enseveli.
Ô peine aux longs cheveux
Couchée au long
De l’homme juste et bon
Au même lit.
Enseveli sois-tu
Dans cet amour
Et dans cette vertu
Et cette tour.
Loué sois-tu, cœur frêle,
Pour ta rudesse,
Loué sois-tu, cœur grêle,
Pour ta tristesse.
Pour tes renoncements,
Ô dépouillé,
Pour tes abaissements,
Ô cœur souillé.
Cœur tant de fois cloué
Au dur gibet,
Tant de fois bafoué
De quolibets.
Et pardonné sois-tu,
Notre cœur, vil,
Au nom des Trois Vertus,
Ainsi soit-il.
Tu avais tout pourvu,
Ô confident,
Tu avais tout prévu,
Ô provident.
Tu avais tout pourvu,
Fors d’une fièvre,
Tu avais tout prévu,
Fors que deux lèvres…
Tu avais tout pourvu,
Fors une flamme,
Tu avais tout prévu,
Fors une autre âme.
Tu avais fait ton compte,
Ô prévoyant,
Tu n’avais oublié
Qu’un cœur battant…
Charles Péguy
(1873 – 1914)
Quatrains
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