Joris-Karl Huysmans Poèmes en Prose
Joris-Karl Huysmans
(1848-1907)
Poèmes en Prose
L’extase
La nuit était venue, la lune émergeait de l’horizon, étalant
sur le pavé bleu du ciel sa robe couleur soufre. J’étais
assis près de ma bien-aimée, oh ! bien près ! Je serrais ses
mains, j’aspirais la tiède senteur de son cou, le souffle
enivrant de sa bouche, je me serrais contre son épaule,
j’avais envie de pleurer ; l’extase me tenait palpitant,
éperdu, mon âme volait à tire d’aile sur la mer de l’infini.
Tout à coup elle se leva, dégagea sa main, disparut dans la
charmoie, et j’entendis comme un crépitement de pluie dans
la feuillée.
Le rêve délicieux s’évanouit… ; je retombais sur la terre,
sur l’ignoble terre. O mon Dieu ! c’était donc vrai, elle,
la divine aimée, elle était, comme les autres, l’esclave de
vulgaires besoins !
Le hareng saur
Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants,
la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de
Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages
d’automne !
Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on
dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles
de cuivre !
Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances
rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour
ta robe d’écailles.
A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des
ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck
et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de
feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors
verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu,
les chromes, les oranges de mars !
Ô miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de
mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois
ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintil-
lements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets
de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans
l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !
Rococo japonais
Ô toi dont l’oeil est noir, les tresses noires, les chairs
blondes, écoute-moi, ô ma folâtre louve !
J’aime tes yeux fantasques, tes yeux qui se retroussent
sur les tempes ; j’aime ta bouche rouge comme une baie
de sorbier, tes joues rondes et jaunes ; j’aime tes pieds
tors, ta gorge roide, tes grands ongles lancéolés, brillants comme
des valves de nacre.
J’aime, ô mignarde louve, ton énervant nonchaloir, ton
sourire alangui, ton attitude indolente, tes gestes mièvres.
J’aime, ô louve câline, les miaulements de ta voix, j’aime
ses tons ululants et rauques, mais j’aime par-dessus tout,
j’aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s’échappe
des vagues de ta chevelure, comme une rose jaune éclose
d’ans un feuillage noir.
Joris-Karl Huysmans: Le drageoir aux épices 1874
Peintures de Odilion Redon
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