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Charles Sainte-Beuve: Les rayons jaunes

charles-augustin-saintebeuve

Charles Sainte-Beuve

(1804-1869)

 

Les rayons jaunes

 

Les dimanches d’été, le soir, vers les six heures,

Quand le peuple empressé déserte ses demeures

Et va s’ébattre aux champs,

Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre,

Je regarde d’en haut passer et disparaître

Joyeux bourgeois, marchands,

 

Ouvriers en habits de fête, au coeur plein d’aise ;

Un livre est entr’ouvert près de moi, sur ma chaise :

Je lis ou fais semblant ;

Et les jaunes rayons que le couchant ramène,

Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine,

Teignent mon rideau blanc.

 

J’aime à les voir percer vitres et jalousie ;

Chaque oblique sillon trace à ma fantaisie

Un flot d’atomes d’or ;

Puis, m’arrivant dans l’âme à travers la prunelle,

Ils redorent aussi mille pensers en elle,

Mille atomes encor.

 

Ce sont des jours confus dont reparaît la trame,

Des souvenirs d’enfance, aussi doux à notre âme

Qu’un rêve d’avenir :

C’était à pareille heure (oh ! je me le rappelle)

Qu’après vêpres, enfants, au choeur de la chapelle,

On nous faisait venir.

 

La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges ;

Et la lueur glissant aux fronts voilés des vierges

Jaunissait leur blancheur ;

Et le prêtre vêtu de son étole blanche

Courbait un front jauni, comme un épi qui penche

Sous la faux du faucheur.

 

Oh ! qui dans une église à genoux sur la pierre,

N’a bien souvent, le soir, déposé sa prière,

Comme un grain pur de sel ?

Qui n’a du crucifix baisé le jaune ivoire ?

Qui n’a de l’Homme-Dieu lu la sublime histoire

Dans un jaune missel ?

 

Mais où la retrouver, quand elle s’est perdue,

Cette humble foi du coeur, qu’un ange a suspendue

En palme à nos berceaux ;

Qu’une mère a nourrie en nous d’un zèle immense ;

Dont chaque jour un prêtre arrosait la semence

Aux bords des saints ruisseaux ?

 

Peut-elle refleurir lorsqu’a soufflé l’orage,

Et qu’en nos coeurs l’orgueil debout, a dans sa rage

Mis le pied sur l’autel ?

On est bien faible alors, quand le malheur arrive

Et la mort… faut-il donc que l’idée en survive

Au voeu d’être immortel !

 

J’ai vu mourir, hélas ! ma bonne vieille tante,

L’an dernier ; sur son lit, sans voix et haletante,

Elle resta trois jours,

Et trépassa. J’étais près d’elle dans l’alcôve ;

J’étais près d’elle encor, quand sur sa tête chauve

Le linceul fit trois tours.

 

Le cercueil arriva, qu’on mesura de l’aune ;

J’étais là… puis, autour, des cierges brûlaient jaune,

Des prêtres priaient bas;

Mais en vain je voulais dire l’hymne dernière ;

Mon oeil était sans larme et ma voix sans prière,

Car je ne croyais pas.

 

Elle m’aimait pourtant… ; et ma mère aussi m’aime,

Et ma mère à son tour mourra ; bientôt moi-même

Dans le jaune linceul

Je l’ensevelirai ; je clouerai sous la lame

Ce corps flétri, mais cher, ce reste de mon âme ;

Alors je serai seul ;

 

Seul, sans mère, sans soeur, sans frère et sans épouse ;

Car qui voudrait m’aimer, et quelle main jalouse

S’unirait à ma main ?…

Mais déjà le soleil recule devant l’ombre,

Et les rayons qu’il lance à mon rideau plus sombre

S’éteignent en chemin…

 

Non, jamais à mon nom ma jeune fiancée

Ne rougira d’amour, rêvant dans sa pensée

Au jeune époux absent ;

Jamais deux enfants purs, deux anges de promesse

Ne tiendront suspendu sur moi, durant la messe,

Le poêle jaunissant.

 

Non, jamais, quand la mort m’étendra sur ma couche,

Mon front ne sentira le baiser d’une bouche,

Ni mon oeil obscurci

N’entreverra l’adieu d’une lèvre mi-close !

Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose,

Ni le jaune souci !

 

Ainsi va ma pensée, et la nuit est venue ;

Je descends, et bientôt dans la foule inconnue

J’ai noyé mon chagrin :

Plus d’un bras me coudoie ; on entre à la guinguette,

On sort du cabaret ; l’invalide en goguette

Chevrotte un gai refrain.

 

Ce ne sont que chansons, clameurs, rixes d’ivrogne,

Ou qu’amours en plein air, et baisers sans vergogne,

Et publiques faveurs ;

Je rentre : sur ma route on se presse, on se rue ;

Toute la nuit j’entends se traîner dans ma rue

Et hurler les buveurs.

 

Charles Sainte-Beuve poetry

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