Aloysius Bertrand: 4 Poèmes
Aloysius Bertrand
(1807-1841)
4 Poèmes
Le clair de lune
Oh ! qu’il est doux, quand l’heure tremble au clocher,
la nuit, de regarder la lune qui a le nez fait comme
un carolus d’or !
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien
hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer
vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n’interrogea plus qu’un silence
profond. Les lépreux étaient rentrés dans leurs chenils,
aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes
du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.
Et le grillon s’était endormi, dès que la dernière bluette
avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait, – tant la fièvre est incohérente ! –
que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme
un pendu !
La viole de Gamba
Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l’ar-
chetla viole bourdonnante, qu’elle lui répondit par un
gargouillement burlesque de lazzi et de roulades,
comme si elle eût eu au ventre une indigestion de
Comédie Italienne.
C’était d’abord la duègne Barbara qui grondait cet
imbécile de Pierrot d’avoir, le maladroit, laissé
tomber la boîte à perruque de monsieur Cassandre, et
répandu toute la poudre sur le plancher.
Et monsieur Cassandre de ramasser piteusement sa
perruque, et Arlequin dé détacher au viédase un coup
de pied dans le derrière, et Colombine d’essuyer une
larme de fou rire, et Pierrot d’élargir jusqu’aux
oreilles une grimace enfarinée.
Mais bientôt, au clair de la lune, Arlequin dont la
chandelle était morte, suppliait son ami Pierrot de
tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que
le traître enlevait la jeune fille avec la cassette
du vieux.
– " Au diable Job Hans le luthier qui m’a vendu cette
corde ! s’écria le maître de chapelle, recouchant la
poudreuse viole dans son poudreux étui. " – La corde
s’était cassée.
Le fou
La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d’ébène
qui argentait d’une pluie de vers luisants les collines,
les prés et les bois.
Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur
mon toit, au cri de la girouette, ducats et florins qui
sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.
Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité
déserte, un oeil à la lune et l’autre – crevé !
– " Foin de la lune ! grommela-t-il, ramassant les jetons
du diable, j’achèterai le pilori pour m’y chauffer au
soleil ! "
Mais c’était toujours la lune, la lune qui se couchait. –
Et Scarbo monnoyait sourdement dans ma cave ducats et
florins à coups de balancier.
Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu’avait
égaré la nuit, cherchait sa route sur mes vitraux lumineux.
Les cinq doigts de la main
Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d’humeur
goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à
l’enseigne de la double bière de mars.
L’index est sa femme, virago sèche comme une merluche,
qui, dès le matin, soufflette sa servante dont elle est
jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.
Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à
la hache, qui serait soldat s’il n’était brasseur, et
qui serait cheval s’il n’était homme.
Le doigt de l’anneau est leur fille, leste et agaçante
Zerbine, qui vend des dentelles aux dames et ne vend pas
ses sourires aux cavaliers.
Et le doigt de l’oreille est le Benjamin de la famille,
marmot pleureur, qui toujours se brimbale à la ceinture
de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d’une
ogresse.
Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante
giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les par-
terres de la noble cité de Harlem.
Aloysius Bertrand poetry
kempis.nl poetry magazine
More in: Archive A-B, Bertrand, Aloysius