Mireille Havet: Adieu à la Touraine
Mireille Havet
(1898-1932)
Adieu à la Touraine
À Christiane et à Paul Aeschimann
Ah ! c’est bien tentant de se casser la figure
et d’épanouir son sang sur la terre dure !
Par la fenêtre ouverte : se jeter !
Mourir !
Et le crépuscule laisse monter la lune.
Touraine ! Terre de nos rois,
cœur de France, qu’entoure la guerre
comme un serre-téte sanglant
Touraine !
Tu te mires dans la rivière
avec le croissant de la lune nouvelle.
J’ai vu ton soleil s’évanouir sur la forêt,
glisser avec langueur le long des troncs ambrés,
répandre avec volupté
l’amour de ses flancs dilatés
par cette dernière étreinte d’Automne,
et les rivières, à travers Toi ! Touraine !
à travers toi ! ma France !
s’en vont claires comme des veines
sillonnant tes champs de gais reflets d’argent.
Voici le dernier soir !
La vie nouvelle réclame à chaque instant
une ferveur nouvelle,
et c’est déjà le Départ.
Dernier soir campagnard, ma douleur est intense.
Touraine qui m’as reçue pendant un an de guerre,
à Toi j’adresse ce soir
un dernier appel et une dernière prière.
Tu ne m’as pas trop donné, Touraine !
j’ai su te comprendre et j’ai su t’aimer.
Belles chevauchées des rois à travers la forêt,
vous hantez mes rêves et je pars à regret.
Mais ainsi…..
La guerre perpétuelle aiguise ma nostalgie.
C’est la vie que j’appelle !
Que la mort soit bannie !
Toute ma force se révolte en te contemplant
ma terre !
Toi que l’on a voulu prendre,
que l’on a voulu enlever à ma jeunesse
et que j’aime d’un amour illimité !
Les voitures passent sur le pont.
La roue du moulin tourne près du pont.
J’entends son rythme lent
et le saut des poissons (sous le pont).
Tout cela va finir.
C’est le dernier soir.
Je ne verrai plus le jardin provincial
avec ses fouillis d’herbe
et son grand ciel d’étoile.
Éperdument je me rejette dans la vie bourdonnante,
dans Paris : ma ville fascinante.
Mais le triste attrait de ce que l’on quitte
me retient en arrière…
Ah ! faiblesse ! Mauvaise constitution de l’homme
en face de l’Avenir !
Il faut partir,
Éternellement quitter.
Le but n’est pas ici. Il est beaucoup plus loin,
derrière la mort, — en dehors de l’atteinte de nos mains
Mais que ce serait bon de l’atteindre tout de suite,
avant d’être fatigué par les nombreuses étapes !
De l’atteindre en pleine force,
du haut de cette fenêtre,
et d’épanouir son sang
dans le sang de l’Automne,
de la guerre perpétuelle
et du canon qui tonne !
Ah ! le désir de vivre est encore le plus fort !
Je suis liée à mes dix-sept ans par un sort
et Je ne peux me sauver…..
France, sur toi, sur ton poitrail calme,
mais cerné de frontières enflammées,
je m’écrase ce soir !
flambante, Moi aussi, du désir de savoir !
Sur cette calme Touraine que je domine
de toute ma destinée incertaine,
je m’appuie pour commencer ma Vie !
Base de terre qui ne croulera pas
sous le poids de ma jeunesse,
tu seras mon point de départ,
et ton ciel verse en moi
toute l’allégresse
qui berça nos rois !
Revue Le Mercure de France n°431 (1er juin 1916)
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