Gustave Flaubert: DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES (E)
Gustave Flaubert
(1821-1880)
DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES (E)
E
EAU: L’eau de Paris donne des coliques. L’eau de mer soutient pour nager. L’eau de Cologne sent bon.
ÉBÉNISTE: Ouvrier qui travaille surtout l’acajou.
ÉCHAFAUD: S’arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots éloquents avant de mourir.
ÉCHARPE: Poétique.
ÉCHECS (jeu des): Image de la tactique militaire. Tous les grands capitaines y étaient forts. Trop sérieux pour un jeu, trop futile pour une science.
ÉCHO: Citer ceux du Panthéon et du pont de Neuilly.
ÉCLECTISME: Tonner contre comme étant une philosophie immorale.
ÉCOLES: Polytechnique, rêve de toutes les mères (vieux). Terreur du bourgeois dans les émeutes quand il apprend que ‘Ecole Polytechnique sympathise avec les ouvriers (vieux). Dire simplement «l’Ecole» fait accroire qu’on y a été. A Saint-Cyr: jeunes gens nobles. A l’Ecole de Médecine: tous exaltés. A l’Ecole de Droit: jeunes gens de bonne famille.
ÉCONOMIE: Toujours précédé de «ordre» . Mène à la fortune. Citer l’anecdote de Laffitte ramassant une épingle dans la cour du banquier Perrégaux.
ÉCONOMIE POLITIQUE: Science sans entrailles.
ÉCREVISSE: Marche à reculons. Toujours appeler les réactionnaires des écrevisses.
ÉCRIRE: Currente calamo, c’est l’excuse pour les fautes de style ou d’orthographe.
ÉCRIT, BIEN ÉCRIT: Mots de portier, pour désigner les romans-feuilletons qui les amusent.
ÉCRITURE: Une belle écriture mène à tout. Indéchiffrable: signe de science. Ex.: les ordonnances des médecins.
ÉCUME DE MER: Se trouve dans la terre. On en fait des pipes.
ÉDILES: Tonner contre à propos du pavage des rues. «A quoi songent nos édiles?»
ÉGOÏSME: Se plaindre de celui des autres et ne pas s’apercevoir du sien.
ÉLÉPHANTS: Se distinguent par leur mémoire, et adorent le soleil.
ÉMAIL: Le secret en est perdu.
EMBONPOINT: Signe de richesse et de fainéantise.
ÉMIGRÉS: Gagnaient leur vie à donner des leçons de guitare et à faire la salade.
ÉMIR: Ne se dit qu’en parlant d’Abd-el-Kader.
EMPIRE: «L’Empire c’est la paix.» (Napoléon III.)
ENCEINTE: Fait bien dans les discours officiels: «Messieurs, dans cette enceinte…»
ENCRIER: Se donne en cadeau à un médecin.
ENCYCLOPÉDIE: En rire de pitié, comme étant un ouvrage rococo, et même tonner contre.
ENFANTS: Affecter pour eux une tendresse lyrique, quand il y a du monde.
ENGELURE: Signe de santé: vient de s’être chauffé quand on avait froid.
ENTERREMENT: A propos du défunt: «Et dire que je dînais avec lui il y a huit jours!» S’appelle obsèques quand il s’agit d’un général, enfouissement quand c’est celui d’un philosophe.
ENTHOUSIASME: Ne peut être provoqué que par le retour des cendres de l’Empereur. Toujours impossible à décrire, et pendant deux colonnes le journal ne parle que de ça.
ENTRACTE: Toujours trop long.
ENVERGURE: Se disputer sur la prononciation du mot.
ÉPACTE, NOMBRE D’OR, LETTRE DOMINICALE: Sur les calendriers, on ne sait pas ce que c’est.
ÉPARGNE (Caisse d’): Occasion de vol pour les domestiques.
ÉPÉE: On ne connaît que celle de Damoclès. Regretter le temps où on en portait. «Brave comme une épée.» Quelquefois elle n’a jamais servi.
ÉPÉRONS: Font bien à une paire de bottes.
ÉPICURE: Le mépriser.
ÉPINARDS: Sont le balai de l’estomac. Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme: «Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerai et je ne puis pas les souffrir.» (Il y en a qui trouveront cela parfaitement logique et qui ne riront pas).
ÉPOQUE (la nôtre): Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.
ÉPUISEMENT: Toujours prématuré.
ÉQUITATION: Bon exercice pour faire maigrir. Ex.: tous les soldats de cavalerie sont maigres. Bon exercice pour engraisser. Ex.: tous les officiers de cavalerie ont un gros ventre. «Il monte à cheval comme un vrai centaure.»
ÈRE (des révolutions): Toujours ouverte puisque chaque nouveau gouvernement promet de la fermer.
ÉRECTION: Ne se dit qu’en parlant des monuments.
ÉRUDITION: La mépriser comme étant la marque d’un esprit étroit.
ESCRIME: Les maîtres d’escrime savent des bottes secrètes.
ESCROC: Toujours du grand monde (v. espion).
ESPION: Toujours du grand monde (v. escroc).
ESPLANADE: Ne se voit qu’aux Invalides.
ESPRIT: Toujours suivi d’étincelant. Court les rues. Les beaux esprits se rencontrent.
ESTOMAC: Toutes les maladies viennent de l’estomac.
ÉTAGÈRE: Indispensable chez une jolie femme.
ÉTALON: Toujours vigoureux. Une femme doit ignorer la différence qu’il y a entre un étalon et un cheval.
ÉTÉ: Toujours exceptionnel (v. hiver).
ÉTERNUEMENT: Après qu’on a dit: «Dieu vous bénisse» , engager une discussion sur l’origine de cet usage.
ÉTERNUER: C’est une raillerie spirituelle de dire: le russe et le polonais ne se parlent pas, ça s’éternue.
ÉTOILE: Chacun a la sienne, comme l’Empereur.
ÉTRANGER: Engouement pour tout ce qui vient de l’étranger, preuve de l’esprit libéral. Dénigrement de tout ce qui n’est pas français, preuve de patriotisme.
ÉTRENNES: S’indigner contre.
ÉTRUSQUE: Tous les vases anciens sont étrusques.
ÉTUDIANT: Portent tous des bérets rouges, des pantalons à la hussarde, fumant la pipe dans la rue et n’étudie pas.
ÉTYMOLOGIE: Rien de plus facile à trouver avec le latin et un peu de réflexion.
EUNUQUE: N’a jamais d’enfants… Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine.
ÉVACUATIONS: Les évacuations sont souvent copieuses et toujours de mauvaise nature.
ÉVANGILES: Livres divins, sublimes, etc.
ÉVIDENCE: Vous aveugle, quand elle ne crève pas les yeux.
EXASPÉRATION: Constamment à son comble.
EXCEPTION: Dites qu’elle confirme la règle. Ne vous risquez pas à expliquer comment.
EXÉCUTIONS CAPITALES: Se plaindre des femmes qui vont les voir.
EXERCICE: Préserve de toutes les maladies: toujours conseiller d’en faire.
EXPIRER: Ne se conjugue qu’à propos des abonnements de journaux.
EXPOSITION: Sujet de délire du XIXe siècle.
EXTINCTION: Ne s’emploie qu’avec paupérisme.
EXTIRPER: Ce verbe ne s’emploie que pour les hérésies et les cors aux pieds.
Gustave Flaubert
DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES (E)
(Oeuvre posthume: publication en 1913)
kempis.nl poetry magazine
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