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Jacques Rigaut: Roman d’un jeune homme pauvre

Jacques Rigaut

Roman d’un jeune homme pauvre


On n’a fait tant de place à l’amour que parce qu’il dépassait en utilité le reste des choses. À mesure que l’argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l’amour. — On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. — Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu’il y a des gens qui sont riches. L’argent des autres m’aide à vivre, mais pas seulement que comme on suppose. Chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d’un quart d’heure. Plutôt que de saluer les corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls Royce.

Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m’y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu’il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c’est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. II n’y a pas 36 façons de penser ; penser, c’est considérer la mort et prendre une décision. — Autrement, je dors. Éloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l’imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c’est près de vous que j’imagine une existence satisfaisante. Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armes de tubes de Crookes et de syllogismes, — les chercheurs de sommeil.

Quand je roule dans ma n HP, que les poètes prennent garde, qu’ils ne s’attardent pas sur les refuges des avenues, sans quoi je pourrais bien en faire quelques faits-divers ! Ce penseur dédaigne les dollars, bien sûr ! il tient dans sa main des réalités aussi immédiates, bien sûr ! En attendant, il est là, sur un trottoir, un numéro à la main, sollicitant une place dans un autobus, et comme je passe près de lui dans ma voiture et que je souris de plaisir en l’éclaboussant, lui et quelques autres mal nourris, il murmure :

— Imbécile !

— Toi même ! je dors. Toi, dans ton bureau, tu t’irrites ou tu t’ennuies, tu penses à la mort, sale victime ! L’amour, ton intelligence ! tout de même, on se laisse aller à quelque indulgence pour ces femmes, quand on se rappelle quels rivaux elles ont donnés à leurs poètes d’amants ! Attendez un peu que je sois l’homme le plus riche du monde et vous verrez qui sera préposé aux ignobles besognes chez moi ! Taisez-vous ! Les penseurs panseront mes autos ! Riez maintenant ! Ne sentez-vous pas le mérite de mes millions ; qu’ils sont la grâce ? J’aurai enfin la première balance exacte ; je sais le prix des choses, tous les plaisirs sont tarifés. Consultez la carte. Love to be sold. Me voici assuré contre les passions ! Le consentement des gens, je m’en passe, et si les sacrifices et l’a contre-cœur le remplacent, je me frotte les mains.

Un homme qui me veut du bien, mais qui a vingt ans de plus que moi, m’offrait comme moyens d’existence, afin de ne pas m’écarter de cette vie spéculative pour quoi j’avais témoigné tant de dispositions, tu parles ! de classer des fiches dans une bibliothèque et de composer une anthologie des pensées d’un grand capitaine ou d’un monarque. D’effarement, je ne pus répondre à ce brave homme que j’espérais bien passer en Cour d’Assises avant d’en être réduit à de pareils travaux. Dieu soit loué ! il y a la Bourse, dont l’accès est libre même à nous qui ne sommes pas juifs. Il y a d’ailleurs bien d’autres façons de voler. Il est honteux de gagner de l’argent. Comment les médecins peuvent-ils ne pas rougir quand un client pose un billet sur leur table. Dès qu’un monsieur se met dans le cas d’accepter d’un autre quelque argent, il peut s’attendre à ce qu’on lui demande de baisser son pantalon. Si on ne rend pas de service bénévolement, pourquoi en rendrait-on ? Je vois bien que je volerais par délicatesse. La petite V vient d’épouser un riche garçon ; elle l’aime. Ce n’est pas son argent qu’elle aime, elle l’aime parce qu’il est riche. La richesse est une qualité morale. Les yeux, les fourrures, la santé, les jambes, les mains, la 12 Packard, la peau, la démarche, la réputation, les perles, les parti-pris, le parfum, les dents, l’ardeur, les robes qui sortent de chez le grand couturier, les seins, la voix, l’hôtel Avenue du Bois, la fantaisie, le rang dans la société, les chevilles, les fards, la tendresse, l’adresse au tennis, le sourire, les cheveux, la soie, je ne fais pas de différence entre ces choses, et aucune d’entre elles n’est moins capable de me séduire que les autres.

On n’a jamais vécu que de possibilités et c’était tout de même autre chose que le balcon de Juliette, ce petit cube bleu qui circulait — à des épaisseurs variables — d’un joueur à l’autre sur le tapis vert de la salle de Baccara. Un gros coup. Autour de la table, les visages fonctionnaient au ralenti, les sourires se déclanchaient avec peine, puis s’immobilisaient des doigts qui tremblaient. J’ai deviné ce qu’était le respect quand j’ai vu, au petit matin, cette femme qui emportait dans son sac plusieurs années d’insolence, rencontrer sur la route, en sortant du casino, les pêcheuses de crevettes, qui revenaient de la mer, mouillées, chargées de filets, les pieds nus.

Jeune homme pauvre, médiocre, 21 ans, mains propres, épouserait femme, 24 cylindres, santé, érotomane ou parlant l’Annamite. Ec. Jacques Rigaut, 73, bld Montparnasse, Paris VIe.


Jacques Rigaut
(1898-1929)
Revue Littérature N°18 (mars 1921)
Roman d’un jeune homme pauvre

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