Aloysius Bertrand: 4 Poèmes
A l o y s i u s B e r t r a n d
(1807-1841)
4 P o è m e s
Jean des Tilles
– " Ma bague ! ma bague ! " – Et le cri de la lavandière
effraya dans la souche d’un saule un rat qui filait sa
quenouille.
Encore un tour de Jean des Tilles, l’ondin malicieux et
espiègle qui ruisselle, se plaint et rit sous les coups
redoublés du battoir !
Comme s’il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais
massifs de la rive les nèfles mûres qu’il noie dans le
courant.
– " Jean le voleur ! Jean qui pêche et qui sera pêché !
Petit Jean friture que j’ensevelirai, blanc d’un linceul
de farine, dans l’huile enflammée de la poêle ! "
Mais alors des corbeaux qui se balançaient à la verte
flèche des peupliers, croassèrent dans le ciel moite et
pluvieux.
Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d’ablettes,
enjambèrent le gué jonché de cailloux, d’écume, d’herbes
et de glaïeuls.
L’alchimiste
Rien encore ! – Et vainement ai-je feuilleté pendant
trois jours et trois nuits, aux blafardes lueurs
de la lampe, les livres hermétiques de Raymond-Lulle !
Non rien, si ce n’est avec le sifflement de la cornue
étincelante, les rires moqueurs d’un salamandre qui se
fait un jeu de troubler mes méditations.
Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe,
tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu
dans mon manteau.
Ou bien fourbit-il son armure, c’est alors la cendre
du fourneau qu’il soude sur les pages de mon formulaire
et sur l’encre de mon écritoire.
Et la cornue, toujours plus étincelante, siffle le
même air que le diable, quand Saint Eloy lui tenailla
le nez dans sa forge.
Mais rien encore ! – Et pendant trois autres jours et
trois autres nuits, je feuilletterai, aux blafardes
lueurs de la lampe, les livres hermétiques de
Raymond-Lulle !
La salamandre
– " Grillon, mon ami, es-tu mort, que tu demeures sourd
au bruit de mon sifflet, et aveugle à la lueur de
l’incendie ? "
Et le grillon, quelque affectueuses que fussent les
paroles de la salamandre, ne répondait point, soit qu’il
dormît d’un magique sommeil, ou bien soit qu’il eût
fantaisie de bouder.
" Oh ! chante-moi ta chanson de chaque soir dans ta
logette de cendre et de suie, derrière la plaque de fer,
écussonnée de trois fleurs-de-lys héraldiques ! "
Mais le grillon ne répondait point encore, et la salamandre
éplorée, tantôt écoutait si ce n’était pas sa voix, tantôt
bourdonnait avec la flamme aux changeantes couleurs rose,
bleue, rouge, jaune, blanche et violette.
– " Il est mort, il est mort, le grillon mon ami ! " – Et
j’entendais comme des soupirs et des sanglots, tandis que
la flamme, livide maintenant, décroissait dans le foyer
attristé.
– " Il est mort ! Et puisqu’il est mort, je veux mourir ! "
– Les branches de sarment étaient consumées, la flamme se
traîna sur la braise en jetant son adieu à la crémaillère,
et la salamandre mourut d’inanition.
Le soir sur l’eau
La noire gondole se glissait le long des palais de marbre,
comme un bravo qui court à quelque aventure de nuit, un
stylet et une lanterne sous sa cape.
Un cavalier et une dame y causaient d’amour : – " Les
orangers si parfumés, et vous si indifférente ! Ah !
signora, vous êtes une statue dans un jardin !
– Ce baiser est-il d’une statue, mon Georgio ? pourquoi
boudez-vous ? – Vous m’aimez donc ? – Il n’est pas au
ciel une étoile qui ne le sache et tu ne le sais pas ?
– Quel est ce bruit ? – Rien, sans doute le clapotement
des flots qui monte et descend une marche des escaliers
de la Giudecca.
– Au secours ! au secours ! – Ah ! mère du Sauveur, quel-
qu’un qui se noie ! – Écartez-vous ; il est confessé ",
dit un moine qui parut sur la terrasse.
Et la noire gondole força de rames, se glissant le long
des palais de marbre comme un bravo qui revient de quelque
aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape.
Aloysius Bertrand poésie
k e m p i s p o e t r y m a g a z i n e
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