Aloysius Bertrand: 3 Poèmes
A l o y s i u s B e r t r a n d
(1807-1841)
3 P o è m e s
A M. Charles Nodier
L’homme est un balancier qui frappe une monnaie à son
coin. La quadruple porte l’empreinte de l’empereur,
la médaille du pape, le jeton du fou.
Je marque mon jeton à ce jeu de la vie où nous perdons
coup sur coup et où le diable, pour en finir, râfle
joueurs, dés et tapis vert.
L’empereur dicte des ordres à ses capitaines, le pape
adresse des bulles à la chrétienté, et le fou écrit un
livre.
Mon livre, le voilà tel que je l’ai fait et tel qu’on
doit le lire, avant que les commentateurs ne l’obscur-
cissent de leurs éclaircissements.
Mais ce ne sont point ces pages souffreteuses, humble
labeur ignoré des jours présents, qui ajouteront quelque
lustre à la renommée poétique des jours passés.
Et l’églantine du ménestrel sera fanée que fleurira
toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques
fenêtres des châteaux et des monastères.
A M. David, statuaire
Non, Dieu, éclair qui flamboie dans le triangle symbolique,
n’est point le chiffre tracé sur les lèvres de la sagesse
humaine !
Non, l’amour, sentiment naïf et chaste qui se voile de
pudeur et de fierté au sanctuaire du coeur, n’est point
cette tendresse cavalière qui répand les larmes de la
coquetterie par les yeux du masque de l’innocence !
Non, la gloire, noblesse dont les armoiries ne se vendirent
jamais, n’est pas la savonnette à vilain qui s’achète, au
prix du tarif, dans la boutique d’un journaliste !
Et j’ai prié, et j’ai aimé, et j’ai chanté, poète pauvre
et souffrant ! Et c’est en vain que mon coeur déborde de
foi, d’amour et de génie !
C’est que je naquis aiglon avorté ! L’oeuf de mes des-
tinées, que n’ont point couvé les chaudes ailes de la
prospérité, est aussi creux, aussi vide que la noix dorée
de l’Égyptien.
Ah ! l’homme, dis-le-moi, si tu le sais, l’homme, frêle
jouet, gambadant suspendu aux fils des passions ; ne
serait-il qu’un pantin qu’use la vie et que brise la mort ?
A M. Victor Hugo
Le livre mignard de tes vers, dans cent ans comme
aujourd’hui, sera le bien choyé des châtelaines, des
damoiseaux et des ménestrels, florilège de chevalerie,
Décaméron d’amour qui charmera les nobles oisivetés
des manoirs.
Mais le petit livre que je te dédie, aura subi le sort
de tout ce qui meurt, après avoir, une matinée peut-
être, amusé la cour et la ville qui s’amusent de peu de
chose.
Alors, qu’un bibliophile s’avise d’exhumer cette oeuvre
moisie et vermoulue, il y lira à la première page ton nom
illustre qui n’aura point sauvé le mien de l’oubli.
Sa curiosité délivrera le frêle essaim de mes esprits
qu’auront emprisonnés si longtemps des fermaux de
vermeil dans une geôle de parchemin.
Et ce sera pour lui une trouvaille non moins précieuse
que l’est pour nous celle de quelque légende en lettres
gothiques, écussonnée d’une licorne ou de deux cigognes.
Aloysius Bertrand poetry
k e m p i s p o e t r y m a g a z i n e
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