J.-K. Huysmans: 14 – La rive gauche (Le Drageoir aux épices)
Joris-Karl Huysmans
(1849-1907)
Le Drageoir aux épices (1874)
XIV. La rive gauche
Las du bruissement des foules, dégoûté des criailleries des histrionnes d’amour, je vais me promener sur le boulevard Montparnasse; je gagne la rue de la Santé, la rue du Pot-au-Lait et les chemins vagues qui longent la Bièvre. Cette petite rivière, si bleue à Buc, est d’un noir de suie à Paris. Quelquefois même elle exhale des relents de bourbe et de vieux cuir, mais elle est presque toujours bordée de deux bandes de hauts peupliers et encadrée d’aspects bizarrement tristes qui évoquent en moi comme de lointains souvenirs, ou comme les rythmes désolés de la musique de Schubert. Quelle rue étrange que cette rue du Pot-au-Lait! déserte, étranglée, descendant par une pente rapide dans une grande voie inhabitée, aux pavés enchâssés dans la boue; le ruisseau court au milieu de la rue et charrie dans ses petites cascades des îlots d’épluchures de légumes qui tigrent de vert les eaux noirâtres. Les maisons qui la bordent s’appuient et se serrent les unes contre les autres. Les volets sont fermés; les portes closes sont émaillées de gros clous, et parfois un peuple de petits galopins, au nez sale, aux cheveux frisés, se traînent sur les genoux, malgré les observations de leurs mères et jouent une longue partie de billes. Il faut les voir, accroupis, montrant leur petite culotte rapiécée, du fond de laquelle s’échappe un drapeau blanc, s’appuyant de la main gauche à terre et lançant dans un gros trou une petite bille. Ils se relèvent, sautillent, poussent des cris de joie, tandis que le partner, un petit bambin aussi mal accoutré, fait une mine boudeuse et observe avec inquiétude l’adresse de son adversaire. Une lanterne, suspendue en l’air par des cordes accrochées à deux maisons qui se font face, éclaire la rue, le soir. Il y a quelque temps, ces cordes se rompirent et le réverbère fut rattaché par mille petites ficelles qui aidèrent les grosses cordes à en soutenir le poids. On eût dit de la lanterne, au milieu de ce treillis de cordelettes, une gigantesque araignée tissant sa toile. Une fois engagé dans la longue route qui rejoint cette ruelle, vous arrivez, après quelques minutes de marche, près d’un petit étang, moiré de follicules vertes. On croirait être devant un étrange gazon, si parfois des grenouilles ne sautaient des herbes et ne faisaient clapoter et rejaillir sur le feuillage des gouttelettes d’eau brune.
La vue est bornée. D’un côté, la Bièvre et une rangée d’ormes et de peupliers; de l’autre, les remparts. Des linges bariolés qui sèchent sur lune corde, un âne qui remue les oreilles et se bat les flancs de sa queue pour chasser les mouches; un peu plus loin, une hutte de sauvage, bâtie avec quelques lattes, crépie de mortier, coiffée d’un bonnet de chaume, percée d’un tuyau pour laisser échapper la fumée: c’est tout. C’est navrant, et pourtant cette solitude ne manque pas de charme. Ce n’est pas la campagne des environs de Paris, polluée par les ébats des courtauds de boutique, ces bois qui regorgent de monde, le dimanche, et dont les taillis sont semés de papiers gras et de culs de bouteilles; ce n’est pas la vraie campagne, si verte, si rieuse au clair soleil; c’est un monde à part, triste, aride, mais par cela même solitaire et charmant. Quelques ouvriers ou quelques femmes qui passent, un panier au bras, à la main un enfant qui se fait traîner et traîne lui-même un petit chariot en bois, peint en bleu, avec des roues jaunes, rompent seuls la monotonie de la route. Parfois, le dimanche, devant un petit cabaret dont l’auvent est festonné de pampres d’un vert cru et de gros raisins bleus, une famille de jongleurs vient donner des représentations en face des buveurs attablés en dehors. J’en vis une fois trois, tous jeunes, et une fille, au teint couleur d’ambre, aux grands yeux effarés, noirs comme des obsidiennes. Ils avaient établi une corde frottée de craie, reposant sur deux poteaux en forme d’X. Un drôle, à la face lamentablement laide, tournait pendant ce temps la bobinette d’un orgue. De tous côtés je voyais courir des enfants; ils arrivaient tout en sueur, se rangeaient en cercle et attendaient avec une visible impatience le commencement des exercices. Les saltimbanques furent bientôt prêts : ils se ceignirent le front d’une bandelette rose, lamée de papillons de cuivre, firent craquer leurs jointures et s’élancèrent sur la corde.
Ils débutaient dans le métier et, après quelques tordions, ils s’épatèrent sur les pavés au risque de se rompre les os. La foule s’esbaudit. Un pauvre petit diable qui était tombé se releva avec peine, en se frottant le râble. Il souffrait atrocement et, malgré d’héroïques efforts, deux grosses larmes lui jaillirent des yeux et coulèrent sur ses joues. Ses frères le rebutèrent et sa soeur se mit a rire et lui tourna le dos.
Soudain, un grand vieillard, que j’aurais à peine entrevu et que j’appris être le père de cette lignée, s’avança tenant à la main un gobelet d’étain et fit la quête, qu’il versa sur un lambeau de tapis. Son tour allait venir. Son fils aîné étendit un chiffon sur le pavé; le vieux se posa debout, les bras en l’air, et attendit ainsi quelques secondes. J’eus alors tout loisir pour l’examiner. C’était un homme âgé d’une cinquantaine d’années environ. Ses bras nus étaient entourés, comme de menottes, de bracelets de fourrure, et un léger caleçon, en imitation de peau de tigre, jaspé de paillettes d’acier, enveloppait ses reins et le haut de ses cuisses. La peau de son crâne était fendillée comme une terre trop cuite et ses sourcils épais retombaient sur ses yeux, meurtris d’auréoles de bistre. Ses fils apportèrent des poids que l’on présenta aux assistants. Ils n’étaient point en carton saupoudré de limaille, mais bien en fer. On les posa devant ses pieds, il se courba et les saisit. Les muscles de son cou s’enflaient et sillonnaient sa chair comme de grosses cordes. Il se redressa et jongla avec ces masses comme avec des balles de son, les recevant, tantôt sur le biceps, tantôt sur le dos, entre les deux épaules. Cet athlète avait l’air morne de ces vieilles rosses qui tournent, toute la journée, une meule. Quelques tours d’adresse, quelques sauts périlleux terminèrent la séance, et la troupe entra au cabaret et se fit servir à boire.
Il était tard. Le soleil se couchait et les nuages qui l’entouraient semblaient éclaboussés de gouttelettes de sang; il était temps de dîner, j’entrai dans le cabaret et m’attablai à côté d’un gros chat que je caressai et qui me râpa la main avec sa langue. On me servit un dîner mangeable, et, arrivé au moment où l’on roule une cigarette, en prenant son café, je regardai les buveurs qui peuplaient ce bouge.
Les bateleurs étaient assis à gauche; le vieux ronflait, le nez dans son verre; la fille chantait et vidait des rouges bords, et en face d’eux un ivrogne qui s’était chauffé l’armet jusqu’au rouge cerise se racontait à lui-même des histoires si drôles qu’il en riait à se tordre. Je payai mon écot et m’en allai le long de la route, tout doucement. J’atteignis bientôt la rue de la Gaîté. Je sortais de chemins peu fréquentés, et je tombais dans une des rues les plus bruyantes. Des refrains de quadrilles s’échappaient des croisées ouvertes; de grandes affiches, placées à la porte d’un café-concert, annonçaient les débuts de Mme Adèle, chanteuse de genre, et la rentrée de M. Adolphe, comique excentrique; plus loin, à la montre d’un marchand de vins, se dressaient des édifices d’escargots, aux chairs blondes persillées de vert; enfin, ça et là, des pâtissiers étalaient à leurs vitrines des multitudes de gâteaux, les uns en forme de dôme, les autres aplatis et coiffés d’une gelée rosâtre et tremblotante, ceux-ci striés de rayures brunes, ceux-là éventrés et montrant des chairs épaisses d’un jaune soufre. Cette rue justifiait bien son joyeux nom. Tandis que je regardais de tous mes yeux et me demandais si j’allais entrer dans un bal ou dans un concert, je me sens frapper sur l’épaule et j’aperçois un mien ami, un peintre, à la recherche de types fantasques. Enchantés de nous retrouver, nous voguons de conserve, remontons la rue et entrons dans un bal. Quel singulier assemblage que ces bals d’ouvriers! Un mélange de petites ouvrières et de nymphes saturniennes, soûles pour la plupart et battant les murs; des mères de famille avec de petits bébés qui rient et sautent de joie, de braves ouvriers qui s’amusent pour leur argent, et de vils proxénètes. Les filles dansaient et les papas et les mamans buvaient du vin chaud dans les saladiers en porcelaine épaisse. Les enfants se hissaient sur les tables, battaient des mains, riaient, jappaient, appelaient leur grande soeur qui leur souriait et venait les embrasser dès que la ritournelle était finie.
Mais l’heure s’avançait et nous voulions aller au concert; nous sortîmes et entrâmes dans une allée éclairée au gaz et terminée par une porte en velours pisseux. La salle était grande, ornée en haut de masques grimaçants d’un rouge brique avec des cheveux d’un vert criard. Ces masques avaient évidemment la fatuité de représenter les emblèmes de la comédie. La scène était haute et spacieuse, l’orchestre se composait d’une dizaine de musiciens. Chut! silence! la toile se lève, les violons entament un air plaintif, entremêlé de coups de cymbales et de trémolos de flûtes, et un monsieur en habit noir, orné de gants presque propres, l’air fatal, le teint livide, la bouche légèrement dépouillée de ses dents, paraît. Des applaudissements éclatent à la galerie d’en haut, assez mal composée, nous devons le dire. Nous sommes en face d’un premier ténor, Diantre! recueillons-nous. Je ne sais trop, a vrai dire, ce qu’il chante: il brame certains mots et avale les autres. De temps en temps, il jette d’une voix stridente le mot: l’Alsace! On applaudit et il semble convaincu qu’il chante de la musique. Cinq couplets défilent à la suite, puis il fait un profond salut, le bras gauche ballant, la main droite posée sur la poitrine, arrive à la porte du fond, se retourne, fait un nouveau salut et se retire. Des applaudissements frénétiques éclatent de tous côtés, on crie: bis, on frappe des pieds, l’orchestre rejoue les premières mesures de la chanson, et le ténor reparaît, s’incline et dégouzille, de son fausset le plus aigu, le couplet de la chanson le plus poivré de chauvinisme; puis il s’incline de nouveau et se sauve poursuivi par de bruyantes acclamations. Les cris s’éteignent peu à peu, les musiciens causent et s’essuient les mains, et moi j’admire, posée devant moi sur un corps de déjeté, la figure enluminée d’un vieil ivrogne. Quelle richesse de ton! quel superbe coloris! Cet homme appartenait évidemment à l’aristocratie des biberons, car il écartelait de gueules sur champ de sable, et ce n’était assurément pas avec du vermillon et du noir de pêche qu’il s’était blasonné le mufle, mais bien avec la fine fleur du vin et le pur hâle de la crasse.
Je suis distrait, hélas! de ma contemplation par un éclat de cymbales et un roulement de grosse caisse. La porte du fond s’ouvre à deux battants et une femme obèse, au corsage largement échancré, s’avance jusqu’au trou du souffleur, se dandine et braille, en gesticulant:
Ah! rendez-moi mon militaire!
Cette chanson est idiote et canaille; eh bien! à tout prendre, j’aime encore mieux cette ineptie que ces désolantes chansons où le petit oiseau fait la cour à la mousse et où «ton oeil plein de larmes» se bat dans des simulacres de vers avec une rime tristement maladive. Il était onze heures quand nous sortîmes. —Eh bien! dit mon ami, puisque nous avons tant fait que de visiter ce quartier, allons jusqu’au bout, allons chez le marchand de vins; qui sait? ce sera peut-être drôle. Nous étions justement en face de celui à la vitrine duquel se prélassaient des bataillons d’escargots. La boutique était pleine; nous nous faufilons et gagnons une petite salle, au fond, où nous trouvons deux places, entre un charbonnier étonnamment laid et deux petites filles également laides qui dévorent à belles dents des plats d’escargots. Soudain, tous les consommateurs se lèvent et livrent passage a un petit homme, porteur d’une mandoline.
Nous étions, ainsi que je l’appris plus tard, en face de Charles, le fameux chanteur populaire.
Je dessine sa figure en toute hâte. Imaginez une tête falote, un front très haut, velu et gras; un nez retroussé, malin, fureteur, s’agitant par saccades; une moustache en brosse, une bouche lippue, couleur d’aubergine, et des oreilles énormes, plaquées sur les tempes, comme des oreilles d’Indou; un teint fantastique, vert pomme par endroits, jaune safran par d’autres; une voix étonnante, descendant jusqu’aux notes les plus basses, nasillant dans les tons ordinaires. Il était vêtu d’un paletot pointillé de noir et de brun, roide au collet, déchiqueté aux poches, et d’un pantalon aux teintes de bitume. Il tenait à la main gauche une grande mandoline, appuyait son menton près des cordes et chatouillait de la main droite le ventre de l’instrument qui gémissait de larmoyante façon. Il se cambrait et regardait autour de lui avec fierté. Il chanta de sa plus forte voix le Chant de la Canaille, recueillit les plus précieux suffrages, avala un verre de vin que je lui présentai et se disposait à sortir quand il fut rappelé et instamment prié de régaler les assistants de: Châteaudun. Il chantait les couplets et tout le monde reprenait en choeur le refrain:
Les canons vomissaient la foudre
Sur Châteaudun… Qu’importe à ce pays!
Il préfère se voir en poudre
Que de se rendre aux Prussiens ennemis!
Sa chanson terminée, il sortit. —Nous en fîmes autant et allâmes nous coucher.
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