Aloysius Bertrand: 3 Poèmes
A l o y s i u s B e r t r a n d
(1807-1841)
3 P o è m e s
Ma chaumière
Ma chaumière aurait, l’été, la feuillée des bois pour
parasol, et l’automne, pour jardin, au bord de la fenêtre,
quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et
quelque giroflée qui fleure l’amande.
Mais l’hiver, – quel plaisir, quand le matin aurait secoué
ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d’apercevoir
bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va
toujours s’amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige
et la brume !
Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de
la cheminée flambante et parfumée d’une bourrée de geniè-
vre, les preux et les moines des chroniques, si merveil-
leusement portraits qu’ils semblent, les uns jouter, les
autres prier encore !
Et quel plaisir, la nuit, à l’heure douteuse et pâle, qui
précède le point du jour, d’entendre mon coq s’égosiller
dans le gelinier et le coq d’une ferme lui répondre faible-
ment, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi.,
Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, – ô ma muse
inabritée contre les orages de la vie ! – le seigneur
suzerain de tant de fiefs qu’il ignore le nombre de ses
châteaux ne nous marchanderait pas une chaumine !
Octobre
Les petits savoyards sont de retour, et déjà leur cri
interroge l’écho sonore du quartier ; comme les hiron-
delles suivent le printemps, ils précèdent l’hiver.
Octobre, le courrier de l’hiver, heurte à la porte de
nos demeures. Une pluie intermittente inonde la vitre
offusquée, et le vent jonche des feuilles mortes du
platane le perron solitaire.
Voici venir les veillées de famille, si délicieuses
quand tout au dehors est neige, verglas et brouillard,
et que les jacinthes fleurissent sur la cheminée, à la
tiède atmosphère du salon.
Voici venir la Saint-Martin et ses brandons, Noël et
ses bougies, le jour de l’an et ses joujoux, les Rois
et leur fève, le carnaval et sa marotte.
Et Pasques, enfin, Pasques aux hymnes matinales et
joyeuses, Pasques dont les jeunes filles reçoivent la
blanche hostie et les oeufs rouges !
Alors un peu de cendre aura effacé de nos fronts l’ennui
de six mois d’hiver, et les petits savoyards salueront
du haut de la colline le hameau natal.
Ondine
– " Ecoute ! – Ecoute ! – C’est moi, c’est Ondine qui
frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta
fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ;
et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui
contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau
lac endormi.
" Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant,
chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais,
et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le
triangle du feu, de la terre et de l’air.
" Ecoute ! – Ecoute ! – Mon père bat l’eau coassante
d’une branche d’aulne verte, et mes soeurs caressent de
leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénu-
phars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et
barbu qui pêche à la ligne ! "
*
Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son
anneau à mon doigt pour être l’époux d’une Ondine, et
de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle,
boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa
un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisse-
lèrent blanches le long de mes vitraux bleus.
Aloysius Bertrand Poésie
kempis poetry magazine
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